1. Aujourd’hui il nous faut revenir encore une fois sur le sens de la solitude originelle de l’homme qui ressort principalement de l’analyse du texte dit yahviste de Genèse 2. Comme nous l’avons déjà constaté durant les précédentes réflexions, le texte biblique nous permet de mettre en relief non seulement la conscience du corps humain (l’homme est créé dans le monde visible comme « corps parmi les corps ») mais aussi celle de la propre signification du corps. Tenant compte de l’extrême concision du texte biblique, on ne peut, évidemment, trop étendre cette implication. Il est toutefois certain que nous touchons ici le problème central de l’anthropologie. La conscience du corps semble s’identifier dans ce cas avec la découverte de la complexité de sa propre structure qui, sur la base d’une anthropologie philosophique, consiste, en définitive, dans le rapport entre l’âme et le corps. Le récit yahviste l’exprime dans son propre langage (c’est-à-dire selon sa propre terminologie) en disant: « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière du sol, et insuffla dans ses narines l'haleine de vie et l’homme devint un être vivant » Gn 2,7 (*). Et de fait, cet homme précisément, un « être vivant », se distingue continuellement de tous les autres êtres vivants du monde visible. La prémisse de cette autodistinction de la part de l'homme est proprement le fait que lui seul est capable de « cultiver la terre » Gn 2,5 et de la « dominer » Gn 1,28. On peut dire que, depuis les tout débuts, la conscience de la « supériorité » inscrite dans la définition de l’humanité provient d'une praxis ou d'un comportement typiquement humain. Cette conscience comporte une perception toute particulière de la signification de son propre corps qui émerge précisément du fait que c’est à l’homme qu’il revient de « cultiver la terre », de la « dominer ». Tout ceci serait impossible sans une intuition typiquement humaine de la signification de son propre corps.

2. Il convient donc, semble-t-il, de parler d’abord de cet aspect plutôt que du problème de la complexité anthropologique au sens métaphysique. Si la description originelle de la conscience humaine, rapportée par le texte yahviste, comprend également le corps dans l’ensemble du récit, si elle renferme, pour ainsi dire, le premier témoignage de la découverte de sa propre corporéité (et même, comme déjà dit, la perception de la signification de son propre corps), tout ceci se révèle, non pas sur la base de quelque analyse métaphysique primordiale, mais bien sur celle d’une suffisamment claire et concrète subjectivité de l’homme. L’homme est un sujet non seulement en vertu de son « auto-conscience » et de son « auto-détermination », mais aussi en raison de son propre corps. La structure de ce corps est telle qu’elle lui permet d’être l’auteur d’une activité authentiquement humaine. Dans cette activité, le corps exprime la personne. Il est donc, dans toute sa matérialité (« il modela l’homme avec la poussière du sol »), pénétrable et transparent, pour ainsi dire, de manière à faire voir clairement qui est l’homme (et qui il devrait être) grâce à la structure de sa conscience et de son auto-détermination. C’est sur cela que s’appuie la perception fondamentale de la signification de son propre corps que l’on ne peut manquer de découvrir en analysant la solitude originelle de l’homme.

3. Et voilà qu’avec cette compréhension fondamentale de la signification de son propre corps, l’homme, en tant que sujet de l’ancienne Alliance avec le Créateur, se trouve placé devant le mystère de l’arbre de la connaissance: « De tout arbre du jardin, tu pourras manger, mais de l’arbre de la science du bien et du mal tu ne mangeras pas, car du jour où tu en mangerais, tu mourrais » Gn 2,16-17. La signification originelle de la solitude de l’homme se base sur l’expérience de l’existence reçue du Créateur. Cette existence humaine est caractérisée précisément par la subjectivité, qui comprend également la signification du corps. Mais l’homme qui, dans sa conscience originelle, connaît exclusivement l’expérience de l’existence et donc de la vie, aurait-il pu comprendre ce que signifie les mots: « Tu mourrais »? Aurait- il pu arriver à comprendre leur sens à travers la structure complexe de la vie qui lui fut donnée lorsque « le Seigneur Dieu… insuffla dans ses narines un souffle de vie »? Il faut admettre que ces mots sont apparus à l’horizon de la conscience de l’homme sans que celui-ci en ait jamais expérimenté la réalité et qu’en même temps ces mots se sont présentés à lui comme une radicale antithèse de tout ce dont l’homme avait été doté.

L’homme a entendu pour la première fois la parole: « Tu mourrais » sans qu’elle lui soit jamais devenue familière dans l’expérience faite jusqu’alors, mais d’autre part il ne pouvait manquer d’associer la signification de la mort à cette dimension de vie dont il avait joui jusqu’alors. Les paroles que Dieu-Yahvé avait adressées à l’homme confirmaient une dépendance dans l’existence, telle qu’elle faisait de l’homme un être limité et, en raison de sa nature, susceptible de non-existence. Ces paroles posaient le problème de la mort d’une manière conditionnelle: « Du jour où tu en mangerais … tu mourrais ». L’homme, qui avait entendu ces paroles, devait en retrouver la vérité dans la structure intérieure même de sa propre solitude. Et, en définitive, il dépendait de lui-même, de sa décision, de son libre choix, s’il allait, avec sa solitude, entrer également dans le cercle de l’antithèse à lui révélée par le Seigneur en même temps que l’arbre de la connaissance du bien et du mal, et faire ainsi proprement sienne l’expérience de mourir, l’expérience de la mort. En écoutant les paroles de Dieu-Yahvé, l’homme aurait dû comprendre que l’arbre de la connaissance avait enfoncé ses racines non seulement dans le « jardin d'Eden » mais aussi dans son humanité. En outre, il aurait dû comprendre que cet arbre mystérieux celait en soi une dimension de solitude, jusque-là inconnue de lui, dont le Créateur l’avait doté au milieu du monde des êtres vivants, des animaux auxquels lui, l’homme, avait, en présence du Créateur lui-même « donné des noms », pour réussir à comprendre que parmi eux il n’en était aucun qui lui fût semblable.

4. Donc, lorsque la signification fondamentale de son corps avait déjà été établie en se basant sur ce qui le distinguait du reste de la création, lorsque, pour cette raison même, il était devenu évident que l' « invisible » détermine l’homme plus que le « visible », alors s’est présentée à lui l’alternative que Dieu-Yahvé avait liée strictement et directement à l’arbre de la connaissance du bien et du mal. L’alternative entre la mort et l’immortalité qui ressort de Gn 2,17 va au-delà de la signification essentielle du corps de l’homme, en ce sens qu’elle recueille la signification non seulement du corps, mais de l’humanité même, distincte de tous les êtres vivants, des « corps ». Mais cette alternative concerne d’une manière toute particulière le corps créé « de la poussière du sol ».

Pour ne pas prolonger encore cette analyse, nous nous limiterons à constater que l’alternative entre la mort et l’immortalité est entrée dès le début dans la définition de l’homme et qu’elle appartient « dès l'origine » à la signification de sa solitude face à Dieu lui-même. Cette signification originelle de solitude, imprégnée de l’alternative entre mort et immortalité, a également une signification fondamentale pour toute la théologie du corps.

Pour le moment, nous concluons avec cette constatation nos réflexions sur la signification de la solitude originelle de l’homme. Cette constatation, qui ressort de manière claire et incisive des textes du Livre de la Genèse, nous incite également à réfléchir tant sur les textes que sur l’homme qui a probablement trop peu conscience de la vérité qui le concerne et qui est contenue déjà dans les premiers chapitres de la Bible.

(*) L’anthropologie biblique distingue dans l’homme moins le corps et l’âme, que corps et vie. L’auteur biblique présente ici la donation de la vie au moyen de l' « haleine », du « souffle » qui ne cesse d’être propriété de Dieu: quand Dieu le retire, l’homme retourne en poussière, celle dont il a été tiré Jb 34,14-15 ; Ps 104,29-30.