QUESTIONS TRINITAIRES OECUMÉNIQUES :
LES ÉNERGIES DIVINES ET LA GRÂCE DU SAINT-ESPRIT

I. La doctrine orthodoxe des énergies

Cette doctrine fut synthétisée par Grégoire Palamas (1296-1359) qui lui-même s’appuyait sur saint Maxime le Confesseur. Plusieurs synodes orthodoxes du XIVe siècle l’ont reçue et proclamée comme une expression authentique de la foi orthodoxe. Si elle est de nos jours unaniment admise et professée dans le monde orthodoxe dont elle marque profondément l’identité, les théologiens de cette confession ne s’accordent pas tous sur le statut d’autorité qui lui revient. Certains y voient un véritable dogme, d’autres simplement une doctrine commune de l’othodoxie. Elle est historiquement et spirituellement fort liée à l’hésychasme dont Grégoire Palamas s’était fait l’ardent promoteur. Il s’agit dans cette tradition de faire la paix en soi afin de contempler Dieu dans la personne du Christ nimbé de la lumière thaborique.

La doctrine de Grégoire Palamas repose sur une distinction fondamentale en Dieu entre son essence et son ou ses énergies. L’essence de Dieu, sa substance, est par définition inaccessible à l’homme. Elle est communiqué par le Père au Fils et à l’Esprit seuls, mais elle est imparticipable pour les hommes, même les plus grands saints et ce, jusque dans l’eschatologie. Les énergies divines, elles, sont comme l’irradiation ou le rayonnement de l’essence divine. L’énergie divine n’a rien d’une créature, d’une œuvre de Dieu, elle est Dieu lui-même, incréée comme lui. Mais cette énergie, c’est Dieu en tant qu’il se communique aux créatures, se rend participable. C’est donc Dieu à l’œuvre dans la création, dans sa providence, dans la révélation de lui-même, dans la sanctification de l’homme, bref, dans tous les rapports de Dieu avec ses créatures. Elle est la source unique et divine de la déification de l’homme. Ainsi recevoir Dieu par grâce, participer à sa vie par la grâce, c’est toujours recevoir son énergie, participer aux énergies de Dieu, mais jamais à son essence.

Les énergies, bien que communes aux trois personnes divines, sont attribuées spécialement à l’Esprit saint qui sanctifie. Quand l’Esprit est donné par la foi, ce n’est pas son essence, ni son hypostase qui est donnée, mais bien l’énergie de Dieu attribuée à l’Esprit Saint. De même, la grâce est considérée comme une énergie. Cela signifie que la grâce est incréée et c’est précisément parce qu’elle est incréée, parce qu’elle est Dieu lui-même se révélant et se communiquant, que la grâce divinise l’homme. Voilà pourquoi un large part des orthodoxes rejette la conception catholique de la grâce créée, perçue comme insuffisante, impuissante par sa nature créée à diviniser ceux qui la reçoivent.

L’intérêt de cette docrine est double. D’abord, la distinction forte entre essence et énergie permet d’éviter tout panthéisme et garantit la transcendance divine. Elle manifeste ainsi avec netteté que l’essence de Dieu ne se laisse pas saisir ou comprendre par les créatures. En second lieu l’affirmation de la grâce comme énergie incréée présente l’avantage de rendre compte de la divinisation de l’homme, c’est-à-dire de son salut. S’il n’y a pas divinisation, il n’y a qu’une union morale de l’homme à Dieu qui ne le sauve pas.

II. La doctrine catholique : grâce incréée et grâce créée

La tradition catholique enseigne à l’inverse qu’il y a une identité réelle et absolue entre l’essence de Dieu et son activité. Mais elle fait une autre distinction, entre la grâce incréée et la grâce créée. La grâce incréée, c’est l’amour de Dieu qui se communique, c’est la charité divine, identique à son essence, mais spécialement appropriée à la personne du Saint-Esprit qui est l’Amour. Dieu, cependant, ne saurait entrer en composition avec l’homme. Aussi la tradition catholique a-t-elle cherché et découvert, vers le début du XIIIe siècle, la réalité créée qui puisse être le principe formel intrinsèque du salut de l’homme, de sa sanctification ou divinisation : la grâce créée. Cette réalité, toute divine, toute surnaturelle qu’elle soit, se situe au plan ontologique de la créature. Dieu en lui-même, le Saint-Esprit spécialement, ne peut être pour l’âme une forme homogène à sa nature qui la diviniserait de l’intérieur par composition, ainsi que l’écrit saint Thomas : «  Dieu vivifie l’âme, non pas comme une cause formelle, mais comme une cause efficiente » (De veritate, q. 27, a. 1, ad 1). Seule l’efficience, en effet, sauvergarde la parfaite transcendance de Dieu dans son agir ad extra. Mais par la grâce créée, Dieu se met au niveau ontologique de l’homme sans pour autant entrer en composition avec lui. La grâce créée apparaît ainsi comme le don qui élève l’homme de l’intérieur en faisant corps avec lui et qui le dispose à recevoir Dieu lui-même. On dira alors, avec la tradition scolastique, que la grâce (créée) sanctifiante (gratia gratum faciens) est un habitus entitatif (plan de l’être) reçu par l’essence de l’âme, causé par l’amour incréé de Dieu et qui se développe dans les habitus opératifs (plan de l’agir) que sont les vertus de foi et de charité. L’homme devient ainsi capable de participer, à la racine de son être et dans toutes les dimensions, cognitive et volitive, de son agir, à la vie même de Dieu. La grâce est le principe intérieur de la vie nouvelle dans l’homme et des activités théologales qui en sont les fruits. Pour cela, elle doit être proportionnée à celui qu’elle régénère, donc créée.

Ainsi, alors que le mot « grâce » est pour les orthodoxes un synoyme de l’énergie incréée de Dieu, ce même mot est, chez les catholiques, susceptible d’une double signification. Ou bien il désigne le Don incréé, l’amour éternel de Dieu, à savoir Dieu lui-même, dans la personne du Saint-Esprit. Ou bien il désigne le don créé, causé par cet Amour incréé, qui élève l’homme pour le rendre connaturel à Dieu et le dispose à des activités proportionnées à Dieu. En réalité, il n’y a pas de disjonction entre grâce incréée et grâce créée, comme si la seconde pouvait exister sans la première. La distinction catholique entre grâce créée et grâce incréée suppose toujours une priorité absolue de la grâce incréée. C’est bien Dieu Trinité lui-même qui se donne à sa créature raisonnable, mais c’est précisément parce que les personnes divines se donnent à l’homme qu’elles lui font ce don créé de la grâce sanctifiante pour le connaturaliser, le proportionner et l’attirer à elles. Ainsi, du côté de Dieu, dans l’absolu, simpliciter, le Don incréé (le Saint-Esprit) est premier, car sans lui il n’y aurait pas de don créé sanctifiant, mais dans l’ordre de la disposition, du côté de l’homme, la grâce créée jouit d’une priorité relative, car sans elle l’homme serait incapable de recevoir le Don incréé (cf. saint Thomas, I Sent. d 14, q. 2, a. 1, qla 2 ; ST I, q. 43, a. 3, c., ad 1 et ad 2).

III. Unité de foi et différence de doctrines

La considération respective des deux doctrines, palamite et latine, révèle davantage une différence de perspective ou d’accentuation qu’une véritable divergence de foi. Des deux côtés, on s’efforce de tenir et de manifester à la fois la transcendance incomposée de Dieu (essence inaccessible de Dieu pour les uns, grâce incréée pour les autres) et la réalité du don que Dieu fait de lui-même (par ses énergies incréées selon les uns, par la grâce créée disposant à recevoir le Don incréé selon les autres).

La différence consiste pratiquement dans le regard que l’on porte de part et d’autre sur la même réalité. L’Orient regarde la grâce et la sanctification de l’homme d’abord « du côté de Dieu ». Puisque c’est Dieu même qui se donne, puisque c’est lui seul qui sanctifie et divinise, l’orthodoxie doit aussitôt faire la distinction entre essence et énergie afin de montrer que, dans ce don réel de lui-même, Dieu reste absolument transcendant à sa créature. On souligne ainsi en quelque sorte le pôle divin de la sanctification. Du côté catholique ou latin, on regarde plutôt la sanctification à partir de ses effets dans l’homme. On souligne d’abord la qualité intérieure, formelle, donc créée, de cette sanctification. Effet créé produit par Dieu pour proportionner l’homme à lui, la grâce sanctifiante ne met pas en péril la transcendance immuable et simple de Dieu. Le catholicisme n’éprouve donc pas la nécessité de distinguer aussi nettement que l’orthodoxie l’essence et les énergies divines.

Cette différence de points de vue serait facilement surmontable si elle n’avait conduit à des positions doctrinales et philosophiques malheureusement beaucoup moins conciliables. Ainsi la théorie orthodoxe s’est attachée à préserver la transcendance de l’essence divine au point de la déclarer absolument inaccessible et imparticipable, ce qui n’est pas sans conséquence importante sur l’eschatologie. Selon la position orthodoxe, les saints au ciel jouissent de la béatitude alors même que l’essence de Dieu leur demeure inaccessible ; ils n’y ont aucune part. Voilà qui est directement opposé à la doctrine catholique promulguée par le pape Benoît XII dans la constitution Benedictus Deus de 1336 (Denz. 1000-10001) et qui définit que les bienheureux voient l’essence même de Dieu et en jouissent. Cette vision de l’essence est, selon la tradition latine, exigée par la notion même de béatitude (cf. saint Thomas, ST, I, q. 12, a. 1 ; I-II, q. 3, a. 8), mais elle ne signifie nullement que l’essence de Dieu soit alors « comprise » : Dieu sera vu par les bienheureux totus, car rien de son essence ne leur sera caché, sed non totaliter, car ils ne sauraient le voir ou le connaître selon le mode infini par lequel il est connaissable en lui-même, mais seulement selon une « lumière de gloire » créée, donc finie et susceptible de plus et de moins (ST I, q. 12, a. 7).

La divergence de fond pourrait être formulée schématiquement dans un court dialogue imaginaire. Un orthodoxe demandera à son interlocuteur catholique comment une réalité créée, qu’il s’agisse de la grâce en cette vie ou de la « lumière de gloire » au ciel, serait capable d’élever la créature jusqu’à Dieu. Le catholique (à condition qu’il soit enraciné dans sa tradition !) lui répliquera par une autre question : comment l’incréé lui-même pourrait-il être un principe formel intérieur d’action pour la créature ?

À cette double question croisée, des théologiens catholiques, et non des moindres, ont tenté d’apporter une réponse harmonisante. Karl Rahner a proposé de parler de la grâce incréée comme d’une cause non pas formelle strictement, ce qui ruinerait la transcendance divine, mais « quasi formelle » de notre justification ou sanctification, ce qui ferait droit, selon lui, à la réalité divine du don salvifique qu’une conception trop étroite de la grâce créée aurait perdue de vue (« Pour la notion scolastique de la grâce incréée », in Écrits théologiques, t. III). Rahner s’inscrivait là dans une lignée d’auteurs qui, comme Petau au XVIIe siècle ou Scheeben au XIXe, ont conçu la présence du Saint-Esprit dans les justes comme celle d’un principe inhérent d’être et d’agir, donc à la manière d’une forme. La force de telles solution est de signifier que c’est bien le don de l’Esprit en personne qui rend compte de notre salut, et non quelque secours créé. Ces solutions posent cependant un problème insurmontable, toujours le même : faire du Saint-Esprit une forme ou une quasi forme dans la créature, c’est dire en fin de compte que Dieu se mélange à nous, entre en composition avec nous, ce qui n’est acceptable ni pour un catholique ni pour un orthodoxe.

Un thomiste tentera de réduire la difficulté et d’approcher au mieux le mystérieux rapport du créé et de l’incréé en distinguant et en embrassant à la fois les différents types de causalité, montrant que si la grâce créée est cause formelle dispositive de notre sanctification ou salut, le Saint-Esprit, grâce incréée, en est la cause efficiente et finale, conjointement avec le Père et le Fils, et qu’il en est plus spécialement la cause exemplaire, en vertu même de sa propriété, en tant qu’il procède comme « Amour » et « premier Don ».

Ainsi donc, le débat théologique qui oppose la théorie orthodoxe des énergies et la conception catholique de la grâce créée ne saurait être tranché ni résolu d’un coup, car il est sous-tendu par des logiques doctrinales, mais aussi des spiritualités et des anthropologie très différentes, chacune d’elles étant profondément ancrée dans une tradition spécifique. Ces positions se rejoignent pourtant dans une double certitude de foi : Dieu est infiniment transcendant, mais il se donne réellement dans la grâce.

Bibliographie

  • G. Emery, Cours sur Dieu Trinité, Fribourg, 2003-2004
  • J.-H. Nicolas, Les profondeurs de la grâce, Paris, 1969, p. 150-160.
  • K. Rahner, « Pour la notion scolastique de la grâce incréée », Écrits théologiques, t. III, Paris, 1963, p. 37-69.