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NATURE DE LA PRUDENCE ET DU DISCERNEMENT CHRÉTIEN

 

Introduction

 

Le Catéchisme de l'Église catholique définit la prudence comme « la vertu qui dispose la raison pratique à discerner en toute circonstance notre véritable bien et à choisir les justes moyens de l'accomplir » (CEC 1806). En nous s'appuyant sur l'étude de cette vertu réalisée par S. Thomas d'Aquin (cf. Ia IIae, q. 57, a. 4-6 ; IIa IIae, q. 47-56), nous essaierons d'expliciter la présente définition en considérant la prudence tout d'abord en tant que vertu, puis selon ses actes, enfin par rapport au discernement chrétien ou prudence infuse.

 

La prudence comme vertu (q. 47)

 

La prudence : une vertu de la raison pratique (a. 1-2 et 4)

 

Dire de la prudence qu'elle est une vertu, c'est dire qu'elle est un habitus opératif bon, une disposition stable à bien agir, qui qualifie une puissance de l'âme, en l'occurrence la raison. Sur ce dernier point, elle ne se distingue pas des autres vertus intellectuelles : l'intelligence, la science, la sagesse, et l'art (cf. Ia IIae, q. 57).

 

Les vertus intellectuelles cependant se divisent en deux catégories selon qu'elles qualifient la raison spéculative ou la raison pratique. Par raison spéculative, il faut entendre cette fonction de l'intelligence qui consiste à connaître la vérité pour elle-même afin de la contempler. Lui ressortissent les vertus d'intelligence, de science et de sagesse. La raison pratique, elle, envisage la vérité pour agir. L'art et la prudence lui sont rattachés.

 

La prudence et l'art (cf. Ia IIae, q. 57, a. 4)

 

L'art se définit comme la droite règle des choses à fabriquer, recta ratio factibilium. Il concerne en effet les actions transitives, celles qui passent dans une matière extérieure, par exemple la sculpture d'un morceau de bois. S'il rend bonne l'œuvre accomplie, il ne suppose pas la bonté morale de l'artisan, ni ne le rend bon moralement. L'art ne recherche que le bien des œuvres elle-mêmes.

 

La prudence se définit quant à elle comme la droite règle des actes humains, recta ratio agibilium. Elle regarde les actions immanentes, c’est-à-dire qui demeurent dans l’agent, par exemple la délibération sur le moyen à prendre pour se rendre à tel endroit. Sa réussite toutefois ne consiste pas dans cette considération de la raison, mais dans l'application à l'œuvre (cf. IIa IIae, q. 47, a. 1, ad. 3 ; a. 3). Non seulement elle rend bonne l'action, mais présuppose la rectitude morale de celui qui agit, et le rend bon moralement.

 

La prudence et les vertus morales

 

Prudence et vertus morales sont interdépendantes, et cette complémentarité s'enracine dans leur rapport à la fin poursuivie. Alors que les unes rectifient l’intention de la fin, l'autre rectifie les moyens ordonnés à la fin. Dans leur tension vers cette fin, les vertus morales sont aidées par la prudence qui leur prépare la voie en disposant ce qui est ordonné à la fin (cf. IIa IIae, q. 47, a. 6, ad. 3), les met en mouvement et établit leur juste milieu selon les cas et les circonstances (cf. a. 7). C'est pourquoi la prudence est dite auriga virtutum, « conductrice des vertus » (cf. CEC 1806). Mais elle ne peut non plus se passer des vertus morales qui lui tiennent lieu de principe en tant qu’elles assurent, et la droite estimation de la fin au service de laquelle la prudence opère ses déterminations, et l’attachement de l’appétit à cette fin.

 

La prudence : une vertu morale cardinale

 

De ce qui précède, nous pouvons dire que la prudence est une vertu intellectuelle par son sujet – la raison pratique – et morale par son objet : le bien humain. S. Thomas la décrit comme « la vertu la plus nécessaire à la vie humaine » pour bien vivre (Ia IIae, q. 57, a. 5). C'est elle qui applique aux cas particuliers les principes moraux universels de la syndérèse : « évite le mal, fais le bien » (cf. IIa IIae, q. 47, a. 6, ad. 3).

 

La prudence, vertu intellectuelle et morale, discernement rationnel et vertueux de la bonne action, est aussi la vertu cardinale (du latin cardo, le gond) par excellence, car toutes les vertus morales se regroupent autour d'elle, en premier lieu les vertus annexes à la prudence: l’eubulia, la synésis et la gnômè (cf. IIa IIae, q. 51), et les trois autres vertus cardinales que sont la justice, la force et la tempérance.

 

Les actes de la prudence (cf. IIa IIae, q. 47, a. 8)

 

La prudence concerne et rectifie les moyens ordonnés à une fin. À leur égard, son activité s'exerce d'une triple manière par la délibération, le jugement, et le commandement :

 

  • La délibération ou conseil : cet acte consiste à chercher les moyens qui conviennent à une fin donnée. « Il découvre et présente les diverses voies qui s'ouvrent à l'action »[1].

 

  • Le jugement : détermine quel est le moyen le plus approprié pour rejoindre la fin. Il conclut la délibération. Comme elle, il a son parallèle dans la raison spéculative.

 

  • Le commandement : C'est un acte propre à la raison pratique et l'acte principal de la prudence en ce qu'il applique le résultat de la délibération et du jugement à la réalisation.

 

La prudence et le discernement chrétien

 

Jusqu'ici nous avons parlé de la vertu de prudence en général. Nous allons voir maintenant et tout d'abord qu'il existe trois types de prudence. Puis, après avoir établi la distinction entre la prudence acquise et la prudence infuse, nous envisagerons leur rôle dans le discernement chrétien en lien avec le don spirituel de conseil.

 

Les trois types de prudence (cf. IIa IIae, q. 47, a. 13)

 

Selon S. Thomas, il existe une prudence « fausse », une prudence « imparfaite » et une prudence « parfaite. »

 

  • La fausse prudence : Ce type de prudence ordonne correctement des actions en vue d'une fin, mais d'une fin mauvaise, qui s'écarte de la règle de la raison. C'est le cas de la « prudence » du cambrioleur qui s'organise parfaitement afin de dérober ce qu'il convoite. En ce sens, on pourra dire que c'est un « bon » cambrioleur.

  • La prudence imparfaite : elle peut l’être à un double titre :

          • Tout d’abord, si elle concerne non la fin ultime de la vie humaine, Dieu, mais une fin particulière. On dira par exemple de quelqu’un qu’il est un navigateur prudent ou un homme politique prudent. En ces cas, le mot est étranger à l’ordre moral et la prudence devient l’équivalent de l’art, de l’habileté, c'est une prudence technique.

          • Une seconde prudence imparfaite l’est par contre au sens moral. Il s’agit de celle qui ne débouche pas sur l’exécution alors que la délibération et le jugement se déroulent correctement au sujet même de la vie tout entière.

  • La prudence parfaite : Elle seule mérite le nom de prudence parce qu'elle délibère, juge et commande comme il faut en vue de la fin bonne de la vie tout entière. Elle ne se trouve pas chez les pécheurs, ceux qui sont privés de la grâce de Dieu. La prudence n’est donc pas qu’une vertu naturelle acquise, elle est aussi une vertu infuse et surnaturelle.

 

Prudence acquise, prudence infuse et don de conseil

 

À la différence de la prudence acquise qui naît de la répétition d'actes prudents, et est imparfaite parce qu'elle ne concerne que tel ou tel domaine particulier de la vie humaine, la prudence surnaturelle est un habitus infusé par Dieu dans l'âme qui dispose la personne à orienter et à diriger ses actes vers sa fin ultime, Dieu lui-même, et dont l'objet est la juste mesure surnaturelle quant à ce qui touche au salut. Par elle, comme par les trois autres vertus cardinales infuses (justice, force et tempérance), l'Homme est ordonné à la Cité céleste, à être « concitoyens des saints et membres de la famille de Dieu » (Ep 2, 9 ; cf. Ia IIae, q. 63, a. 4), tandis que la prudence acquise ne regarde que les affaires humaines de la cité terrestre.

 

Notons encore que prudence infuse et prudence acquise ont toutes deux besoin d’être exercées pour atteindre leur perfection (cf. IIa IIae, q. 47, a. 14, ad. 3), et que l'homme vraiment prudent est celui qui possède non seulement l'une et l'autre, mais encore un charisme de prudence, de discernement ou de gouvernement par lequel il « est capable de subvenir à soi-même et aux autres, non seulement pour ce qui est nécessaire au salut, mais encore pour tout ce qui a rapport à la vie humaine » (IIa IIae, q. 47, a. 14, ad. 1). Parfois donc l'exercice de la prudence acquise ou infuse consistera simplement à recourir aux conseils de ce type de personne, ou directement à Dieu pour le baptisé qui est enrichi par la grâce de sept dons le disposant à être mu par le Saint-Esprit, dont le don de conseil qui aide et perfectionne la prudence, et vient au secours de la faiblesse humaine qui « ne peut comprendre dans leur singularité les événements contingents » (IIa IIae, q. 52, a. 1, ad. 1).

 

Conclusion

 

Droite règle de l'action, la prudence « ne se confond ni avec la timidité ou la peur, ni avec la duplicité ou la dissimulation » (CEC 1806). Elle est vraiment une vertu nécessaire pour bien se gouverner soi-même, éventuellement pour gouverner les autres, toujours pour parvenir à la Béatitude.

 

Bibliographie

 

  • Catéchisme de l'Église catholique, n° 1805-1806.

  • Ide P., Construire sa personnalité, Le Sarment Fayard, 1997.

  • Labourdette M., La prudence, Cours de théologie morale 11, IIa IIae Qu. 47-56, Toulouse, 1959- 1960.

  • S. Thomas d'Aquin, Somme de Théologie, La prudence :

                    • IaIIae, Question 57, a. 4-6, éd. du Cerf, 1984.

                    • IIaIIae, Questions 47-56, éd. du Cerf, 1985.

[1] LABOURDETTE M., La prudence, Cours de théologie morale 11, IIa IIae Qu. 47-56, Toulouse, 1959-1960, p. 26.

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