BRÈVE HISTOIRE DE LA DOCTRINE DU PÉCHÉ ORIGINEL

 

 

Introduction

 

La doctrine sur le péché originel, comme toute la doctrine chrétienne, trouve son fondement dans l'Écriture sainte. Prêchée dès les premiers siècles, tant par les Pères occidentaux qu'orientaux, elle va néanmoins se préciser à partir du Ve s. grâce à S. Augustin provoqué par les idées erronées d'un moine breton nommé Pélage sur le salut de l'homme[1]. Après avoir été enseignée au synode de Carthage en 418 et au concile d'Orange en 529, cette vérité de foi sera formulée solennellement au concile de Trente en 1546 en réaction à la fausse doctrine de Luther.

 

La doctrine de Pélage

 

Les conceptions de la vie spirituelle du moine Pélage et son volontarisme éthique l’amènent à restreindre le sens de la Rédemption et le rôle de la grâce. Selon lui, l’homme peut par ses seules forces mériter la vie éternelle. Sans doute, le don de la liberté est une grâce du Dieu Créateur. Mais, une fois ce don reçu, c’est à l’homme de discerner, d’opter pour le bien ou pour le mal.

 

Distinguant 3 moments de la liberté, Pélage dit que, si le pouvoir vient de Dieu, c’est à l’homme qu’il appartient de vouloir et d’accomplir : nous plaçons la capacité dans la nature, le vouloir dans le libre-arbitre, l’être dans l’exécution. Le premier moment, la capacité, appartient proprement à Dieu, qui l’a conférée à sa créature ; les deux autres, le vouloir et l’être, sont à rapporter à l’homme, car ils découlent du libre-arbitre. (cf. De gr et pecc or. I, 4, 5).

 

La justice du Dieu créateur et la nature humaine exigent que l’homme mérite son salut par lui seul. Une fois reçu le don de la liberté, l’homme est en quelque sorte émancipé de Dieu, en ce sens qu’il appartient à l’homme seul de se conformer à la loi divine. Il y a une grande valorisation de la liberté humaine.

 

Pélage rejette donc tout vice de nature, tout affaiblissement de la volonté, donc toute notion de péché originel. La Création est bonne. Là où il n’y a pas acte de liberté personnel, il ne peut y avoir de péché : ce serait faire du péché une nature ou une substance. Quant à la notion d’un péché transmis par hérédité, elle est inacceptable : il est contraire à la justice de Dieu qu’un homme créé par lui ait à porter un péché dont il n’est pas responsable. Il n’y a donc aucune différence entre Adam et chaque homme, tel qu’il est maintenant. Avec chacun débute l’histoire de sa relation à Dieu. Il peut éviter le péché. Il y a une dignité éthique et une grande responsabilité de l’acte humain exprimée à travers cela. Dieu n’est pas rendu responsable indirectement de notre état de pécheur.

 

Que devient alors la grâce du Christ ? Pélage ne la nie pas, mais il la conçoit comme une grâce d’exemple, non comme une rédemption. Le Christ est un bon maître, son Esprit et l’Évangile, une aide pour se perfectionner. La grâce est un secours purement extérieur qui éclaire l’homme, mais non un secours intérieur capable de guérir ou de mouvoir la volonté, de lui donner la force d’éviter le péché et d’accomplir le bien. L’homme n’a pas à être libéré car il n’est pas esclave.

 

Une réserve cependant : Le Christ, par le baptême, purifie les péchés personnels. Mais cette grâce n’est donnée qu’une fois. Ensuite, c’est seulement par sa pénitence que l’homme mérite sa justification. Le baptême n’a donc de valeur efficace que pour l’homme adulte qui a commis des péchés personnels. Sans doute, Pélage n’attaque pas la coutume de baptiser des enfants. Mais, on ne les baptise pas pour les purifier d’un péché qu’ils n’ont pas commis ; on les baptise pour leur ouvrir la porte du royaume des cieux, que les pélagiens distinguent de la vie éternelle. C’est à l’occasion de cette question du baptême des enfants que va s’ouvrir la controverse pélagienne (412).

 

La réponse de S. Augustin

 

La réponse d'Augustin est très nette. Elle met en cause le rapport entre nature et liberté tel que le conçoit Pélage. Celui-ci se représente le péché personnel comme une série d'actes isolés, posés par une liberté qui demeure absolument intacte. Le péché mérite un châtiment, sans doute, mais dès que l'on veut de nouveau, la liberté serait toujours neuve et fraîche. Il n'en va pas ainsi. Le péché n'est pas un être, mais la corruption d'un être. L'acte reflue sur le vouloir qui le pose. La liberté est affectée par le péché, jusqu'à ne plus pouvoir vouloir. La vie est une : notre passé affecte notre présent et notre avenir. Il y a ainsi corruption de l'intelligence et de la volonté.

 

L'acte de pécher crée une inclination perverse, qui se redouble par la répétition des actes, ceux-ci affectant toute la personnalité et définissant son orientation morale. Du péché vient le péché, au péché s'ajoute le péché, et cela en raison même du péché (In Ps 57,4-36). Peut-on étendre cette analyse des péchés personnels au péché originel, c'est-à-dire à l'acte d'un homme devenant chez d'autres hommes un état de corruption et de mort ? Absolument pas. Il ne peut s'agir d'une déduction, ni même d'une induction. Le péché originel est objet d'une révélation. Il est révélé comme un mystère de l'homme dans son rapport à Dieu. Mais, après cette révélation, il peut y avoir une intelligence de la foi.

 

La notion de péché est donc analogique et il ne faut pas entendre le péché-corruption dans le même sens que le péché-acte. Le péché, au sens propre du mot, se définit par le volontaire : Il n'y a pas de péché, si on ne pèche pas par sa propre volonté (Contr. Faust. II, 21).

 

Pour Augustin, il y a péché originel parce que le Christ est venu comme Sauveur pour tous les hommes sans exception. Tous sont pécheurs et tous sont rachetés par la grâce du Christ. Ce qui signifie que toute l'humanité en bloc doit être sauvée par lui,« même les petits enfants et, comme il n'ont commis aucun péché personnel, il reste un péché d'origine ».

 

De son exégèse paulinienne, Augustin retire ceci[2] :

 

  1. L'universalité du péché. Il n'y a pas aujourd'hui de catégories d'hommes qui échappent à l'emprise du péché. La loi du péché pénètre à l'intime du cœur humain et lui fait vouloir le mal. La mort dont il s'agit est la mort spirituelle, la séparation d'avec Dieu, la perte du salut.

 

  1. Nous étions par nature voués à la colère (Ép 2,3). “Par nature” ne désigne évidemment pas l'état où Dieu a créé l'homme. Cette impuissance ne tient pas à la première nature de l'homme, mais elle est la peine du péché : peine dont est sortie cette mortalité comme une seconde nature de qui la grâce du Créateur nous délivre (De quaest. ad Simp. I, 1, 11).

 

  1. La cause de cette universalité : 1 Co 15,22 : « De même que tous meurent en Adam, tous revivront dans le Christ ». Adam est cause de la mort ; le Christ est cause de la vie. Adam, auteur de mort, Christ auteur de vie.

 

  1. À partir de 412, tout change. L'argument fondamental, c'est le recours au verset 5,12 de l'épître aux Romains. Verset qui introduit le parallèle entre Adam et le Christ. Pourquoi cela ? Augustin aborde l'exégèse de Rm 5,12, parce que les pélagiens déduisaient de ce texte la négation de tout lien de causalité vraie entre Adam et sa postérité, et donc, très logiquement, la négation de tout lien de causalité entre le Christ et notre salut. Adam n'a pas plus exercé d'influence sur le genre humain que n'importe quel pécheur n'en exerce sur ceux qu'il entraîne par son exemple. C'était nier la rédemption.


Mais, Augustin a lu ce texte dans une version latine fautive. Le texte authentique dit : « De même que par un seul homme, le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et qu'ainsi le péché a atteint tous les hommes, parce que tous ont péché... » Augustin lit le verset 12 dans la Vetus latina (qui ne comportait pas le mot mors) et le comprend ainsi : « De même que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi il (le péché) est passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché ». Il conclut donc : « Tout homme est Adam à son tour, puisqu'il répète sa première révolte et que celle-ci entraîne les mêmes conséquences. Il apporte en naissant la misère d'Adam mais il y ajoute par sa vie mauvaise ... D'Adam vient un autre Adam et, par dessus celui d'Adam, naissent beaucoup d'autres péchés. Tout homme qui naît ajoute beaucoup de fautes, en vivant mal, à la faute d'Adam » (In Ps. 132,10).

 

S. Augustin fonde ce qui sera la thèse de S. Thomas et que nous retrouvons chez Pascal : la distinction entre péché-libre et péché-nature. Nous sommes en face d'une contradiction, qui est un mystère à accepter. Augustin ne cesse d'affirmer la persistance du libre-arbitre, de la volonté, bien que le libre-arbitre ne puisse pas éviter le mal. Mais, si la grâce intervient, la libertas lui sera rendue et il pourra alors collaborer à son salut. Position conforme aux données bibliques : affirmation simultanée de l'esclavage du péché et de la persistance du libre-arbitre, mais pas de la libertas.

 

Les hypothèses (douteuses) sur la la transmission du péché originel

 

Pour Augustin, nous sommes tous pécheurs, en ce sens que nous commettons des péchés personnels, mais aussi que ces péchés personnels se fondent sur une tendance au péché et une corruption intérieure qui en est la source. Tout homme est enfermé sous le péché. Où se trouve cette source ? Elle n'est pas en Dieu, car Dieu a créé un être bon. Elle n'est pas dans un principe mauvais qui collaborerait à la Création (position manichéenne) car c'est Dieu qui a tout fait. Elle ne peut donc venir que d'un acte historique, posé par un homme, et auquel nous sommes mystérieusement rattachés. Après hésitation (Adam symbolique), Augustin a historicisé Adam (ou méta-historicisé) pour préserver la valeur de l’acte de liberté.

 

  • Adam est un personnage transindividuel. Nous sommes tous en lui séminalement. En lui est toute l’humanité. Quand il pèche, c’est aussi moi qui pèche. tentation traducianiste : toutes nos âmes contenues en Adam. Adam est un individu concret et universel concret bien déterminé : Inacceptable ! car Adam devient l’unique pécheur qui agit en tout individu. L’Église n’acceptera jamais ce sens.

 

  • Nous péchons, non par imitation (pélagianisme), mais par transmission héréditaire, génération, contagion d’une nature viciée en Adam. Les conciles d’Orange et de Trente, ne diront pas plus. Mais Augustin ajoute de l’inacceptable : il lie la transmission du péché originel à l’union des sexes  : l’enfant naît vicié par l’acte humain qui le fait être. Voilà qui sera lourd de postérité dans la spiritualité chrétienne !

 

Retenons qu’Augustin avait perçu le double sens du mot péché : le péché volontaire et le péché hérité. Ce dernier est péché au sens analogique. Il faut reconnaître qu’il a contribué à l’émergence d’une distinction fondamentale : le rapport nature/personne. La personne est celle qui ratifie par acte personnel, libre, ce qui est vicié dans sa nature depuis le péché d’Adam. On ne sombre pas dans le fatalisme à cause de la faute d’Adam.

 

Luther et la réaction du Concile de Trente

 

La doctrine de Luther

 

Le péché originel est un péché de la nature, qui comporte la perte de toutes les forces et facultés de l’homme. Il est d’abord une faute personnelle d’Adam. Mais il devient le péché de chacun, car il s’identifie avec la concupiscence : la tendance qui porte à pécher, l’inclination au mal, l’impossibilité radicale de faire le bien, d’aimer Dieu. C’est le péché radical de l’homme. Sa conséquence est la corruption radicale de la nature humaine. Luther refuse la vision selon laquelle la nature, même viciée par le péché, reste fondamentalement bonne : cette nature est totalement corrompue. Le baptême et la foi ne libèrent pas l’homme du péché originel. L'être humain est à la fois “juste et pécheur”.

 

Le texte du Concile de Trente (1545-1563)

 

Canon 1 : « Adam, après avoir transgressé le commandement de Dieu dans le paradis, a immédiatement perdu la sainteté et la justice dans lesquelles il avait été établi » (Dz 1511).

 

Canon 2 : Le péché d'Adam est passé en tous ses descendants. La sainteté et la justice originelle, Adam les a perdues non seulement pour lui, mais aussi « pour nous ».

 

Canon 3 : Le baptême est nécessaire comme remède au péché originel. Le péché originel n’est un acte que dans son origine. Mais, ce péché est aussi propre à chacun : il a une dimension personnelle. C’est la condition propre et intérieure de chaque homme... Il atteint la nature de chaque homme. Il est transmis « par propagation ». Ce terme remplace celui de « génération » utilisé par le concile d'Orange. Le concile refuse de se prononcer, en fait, sur le mode de transmission...

 

Canon 4 : Application à l’enfant qui naît : « afin que la régénération purifie en eux ce que la génération leur a fait contracter ». Repris à Carthage avec l’ajout même de parents baptisés.

 

Canon: Les effets du baptême. Le canon le plus neuf. Il concerne directement les luthéranisme, alors que les précédents visaient le pélagianisme. Le lien péché originel /concupiscence.

 

  • § 1 : le péché est réellement enlevé : refus d’une simple non imputation.

 

  • § 2 : dans les régénérés, rien ne déplaît à Dieu.

 

  • §3 : la concupiscence demeure dans le baptisé « pour le combat ». Elle est appelée « péché », non « en un sens vrai, [...] mais parce qu'elle provient du péché et y incline ». L'homme peut y résister.

 

Conclusion

 

Après le concile de Trente, les interventions du Magistère ne vont rien ajouter aux décisions prises et ne faire que rappeler la doctrine établie, notamment contre les baïanisme, le jansénisme et le rationalisme. Pie XII, dans l'encyclique humani generis mettra en garde contre le polygénisme parce que, écrit-il, « on ne voit aucune façon d'accorder pareille doctrine avec ce qu'enseignent les sources de la vérité révélée et ce que proposent les actes du magistère ecclésiastique sur le péché originel ». C'est encore au concile de Trente que renvoie Paul VI dans sa profession de foi de 1968 :

 

Nous croyons que dans Adam tous ont péché : ce qui signifie que la faute originelle qu'il a commise a fait tomber la nature humaine, commune à tous les hommes, dans un état où elle subit les conséquences de cette faute, et qui n'est plus l'état où elle se trouvait au début de la vie de nos premiers parents, constitués dans la sainteté et la justice, et ne connaissant ni le mal ni la mort. C'est la nature humaine ainsi déchue, dépouillée de la grâce qui la revêtait, blessée dans ses propres forces naturelles et soumise à la domination de la mort, qui est transmise à tous les hommes : c'est en ce sens que chaque homme naît dans le péché. Nous, nous professons donc avec le concile de Trente, que le péché originel est transmis avec la nature humaine, “non par imitation, mais par propagation” et qu'il est donc “propre à chacun”. Nous croyons que par le Sacrifice de la Croix, notre Seigneur Jésus-Christ nous a rachetés du péché originel et de tous les péchés personnels commis par chacun de nous de manière que – selon la parole de l'Apôtre – “là où avait abondé le péché, a surabondé la grâce”.


[1] Cf. Agaësse P., L’anthropologie chrétienne selon S. Augustin. Image, liberté, péché et grâce, Centre Sèvres, 1986.

[2] Lyonnet S., L'homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père de Lubac, t. 1, Aubier 1963, “Rm 5,12 chez Saint Augustin”, p. 332.