Sur les passions de l'âme

Animalité des passions : Selon S. Jean Damascène, la passion est « un mouvement de l’appétit sensible se portant sur le bien ou le mal présenté par l’imagination » ou encore elle est « un mouvement de l’âme irrationnelle par l’appréhension du bien ou du mal ». S. Thomas fait sienne cette définition (Ia IIae, q. 22, a. 3, sc) en l'explicitant :

La passion est un « mouvement de l'appétit », c'est-à-dire un acte qui s'origine plutôt (magis inveni­tur) dans la faculté désirante de l'homme (Ia IIae, q. 22, a. 2) que dans sa faculté cognitive, qu'elle soit intellectuelle (l'intelligence) ou sensible (les 5 sens externes et les sens internes). Mais son siège n'est pas dans la volonté, appétit rationnel, car elle est un acte de l'appétit sensible (Ia IIae, q. 22, a. 3) provoqué par l'appréhension d'objets sensibles.

 

Si la passion s'accompagne toujours de modifications physiologiques (rougeur faciale, sueur...) que S. Thomas appelle des « transmutations corporelles » (Ia IIae, q. 22, a. 1), c'est bien tout l'homme, corps et âme, qui est le sujet propre des passions. De ce fait, les mouvements de son appétit sen­sible, de son animalité, deviennent des actes humains susceptibles de moralité.

 

Humanité et moralité des passions : En elles-mêmes, les passions, qui relèvent chez l'homme comme chez l'animal de l'appétit irrationnel, ne sont ni bonnes, ni mauvaises. Toutefois, explique S. Thomas, en tant qu'elles dépendent du « commandement de la raison et de la volonté », elles sont propres à l'homme et prennent une coloration morale (Ia IIae, q. 24, a. 1). Là où les stoïciens, en raison d'une anthropologie qui ne distinguait pas appétit sensible et appétit rationnel, considéraient les passions comme nécessairement mauvaises parce que irrationnelles, l'Aquinate souligne qu'elles ne sont telles que « lorsqu'elles échappent au gouvernement de la raison » (Ia IIae, q. 24, a. 2). Quant à ce gouvernement lui-même, il note qu'il n'a rien de despotique comme dans la relation de maître à esclave, mais ressemble à celui d'un roi par rapport à des hommes libres « non totalement soumis au commandement » (Ia IIae, q. 17, a. 7). Bref, les passions ne sont vraiment humaines et vertueuses que si elles participent de la raison et « la perfection du bien moral requiert que l'homme ne soit pas mû au bien par sa volonté seulement, mais aussi par son appétit sensible » (Ia IIae, q. 24, a. 3).

 

Distinction des passions selon le concupiscible et l’irascible : L'appétit concupiscible a pour objet « le bien ou le mal sensible purement et simplement, qu'il soit agréable ou douloureux » (Ia IIae, q. 23, a. 1). Les passions qui en relèvent correspondent donc à un objet senti comme bon ou mauvais. Ces passions sont l'amour, le désir ou la joie si l'objet est senti comme bon, la haine, l'aversion ou la tristesse, s'il est senti comme mauvais.

 

L'appétit irascible porte lui sur un bien ou un mal « en tant qu'il présente un caractère ardu ou diffi­cile » (Ia IIae, q. 23, a. 1). Les passions qui en relèvent correspondent donc à un bien ardu ou à un mal ardu. Ces passions sont l'espoir ou le désespoir si le bien est ardu, la crainte, l'audace ou la co­lère si le mal est ardu. S. Thomas précise que « les passions de l'irascible ont leur principe dans celles du concupiscible et se terminent à elles. » (Ia IIae, q. 25, a. 1).

 

Les six passions du concupiscible

 

          • Amour : inclination générale à un bien sensible, la « complaisance même » (Ia IIae, q. 26, a. 1) pour ce bien.

          • Haine : répulsion générale vis-à-vis d'un mal sensible.

 

L'amour et la haine forment un couple de passions contraires. Mais « l'amour précède la haine et rien ne peut être objet de haine sinon parce qu'il est contraire au bien que l'on aime (Ia IIae, q. 29, a. 2). L'amour est le point de départ de tout le mouvement passionnel et particulièrement du désir. La haine est le point de départ de l'aversion.

 

          • Désir : mouvement vers un bien sensible absent.

          • Aversion : mouvement de fuite face à un mal sensible.

 

Le désir et l'aversion forment le deuxième couple de passions contraires à l'intérieur des passions du concupiscible. Si le désir est satisfait ou si le mal a été évité, le mouvement s'achève dans la joie. Sinon, il aboutit à la tristesse.

 

          • Joie : repos dans un bien sensible effectivement possédé.

          • Tristesse : douleur éprouvée en présence d'un mal sensible.

 

La joie et la tristesse, dernier couple de passions contraires de l'appétit concupiscible, sont les points d'arrivée nécessaires du mouvement passionnel. Entre elles et l'amour, prennent place les autres pas­sions du concupiscible, mais aussi de l'irascible (Ia IIae, q. 25, a. 1).

 

Les cinq passions de l'irascible

 

Les passions de l'irascible se distinguent selon leur objet bon ou mauvais et ardu, et selon le mouve­ment d'approche ou de retrait par rapport à un objet bon, ardu, et possible ou impossible à atteindre ; ou un objet mauvais, ardu, et évitable ou inévitable. « Dans les passions de l'irascible on ne trouve rien qui regarde le repos, tout se rapporte au mouvement » (Ia IIae, q. 25, a. 1).

 

  • Espoir : mouvement vers un bien futur ardu, mais possible à atteindre (Ia IIae, q. 40, a. 1). « L'espoir ajoute au désir un certain effort et une certaine tension de l'âme en vue du bien difficile à obtenir » (Ia IIae, q. 25, a. 1). Il s'achève en joie s'il n'est pas confondu.

  • Désespoir : réaction face à l'impossibilité d'obtenir un bien futur ardu. Il aboutit à la tristesse.

 

L'espoir et le désespoir, couple de passions contraires, présupposent le désir.

 

  • Audace : mouvement d'attaque face à un mal imminent jugé vincible (Ia IIae, q. 45, a. 1).

  • Crainte : réaction face à un « mal futur difficile, auquel on ne peut résister » (Ia IIae, q. 41, a. 2). Elle ajoute à l'aversion « une certaine dépression de l'âme, causée par la difficulté d'un mal à repousser » (Ia IIae, q. 25, a. 1).

La crainte et l'audace, couple de passions contraires, présupposent l'aversion.

 

  • Colère : réaction d'opposition en présence d'un mal subi. Elle n'a pas de passion qui lui soit opposée car elle tend en elle-même à la fois vers un bien, la vengeance, et vers un mal, l'objet dont elle cherche à tirer vengeance. Elle est « composée en quelque sorte de mouvements affectifs contraires » (Ia IIae, q. 46, a. 2) et présuppose la tristesse (Ia IIae, q. 25, a. 1).