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LA FINALITÉ DE L'EUCHARISTIE

L’eucharistie est, dans une union indissoluble, le sacrifice rédempteur du Christ présent au milieu de son Église sous les signes du pain et du vin, et le sacrement par excellence de la communion à ce sacrifice. La compréhension chrétienne de l’eucharistie s’est d’abord et longtemps attachée aux fruits de ce sacrement, à savoir l’édification du corps mystique ou ecclésial du Christ, comme en témoigne la prédication de saint Paul (cf. 1 Co 12). L’Église fut ensuite conduite à percevoir toujours plus nettement ce qu’est l’eucharistie en son centre : le sacrifice du Christ sur la croix. Face aux négations protestantes, le concile de Trente a mis l’accent sur le sacrifice actuel du Christ dans l’eucharistie et sa présence réelle. C’est la res et sacramentum de l’eucharistie, la réalité immédiate et définitive signifiée par ce sacrement. Cette insistance salutaire ne doit pourtant pas faire perdre de vue la finalité de l’eucharistie, la res tantum, effet médiat, dynamique et ultime du sacrifice sacramentel. Aussi la tâche présente de l’Église, honorée avec éclat par le deuxième concile du Vatican, est-elle de remonter tout le chemin parcouru depuis les origines pour relier à sa finalité essentielle (res tantum) le centre même de l’eucharistie (res et sacramentum) et comprendre ainsi à quelle profondeur le signe (sacramentum tantum) du repas sacramentel, pain de vie et breuvage spirituel, nous communique cette double et unique réalité.

Pour découvrir la finalité de l’eucharistie, il n’est que de se reporter à la liturgie de la messe qui ne cesse de nous la rappeler, en particulier à l’offertoire lorsque le prêtre invite les fidèles à prier « au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Église » et que tous répondent : « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde » (version francophone du missel romain). Les deux fruits du sacrifice eucharistique ici signalés, gloire de Dieu et salut du monde, ne constituent pas deux fins hétérogènes, mais deux aspects hiérarchiquement ordonnés d’une même finalité.

1. La gloire de Dieu

a) Sources liturgiques et bibliques

L’eucharistie est d’abord célébrée pour que toute gloire soit rendue à Dieu, la liturgie entière en témoigne (ad laudem et gloriam nominis sui ; cf. aussi l’hymne du Gloria, l’acclamation des fidèles à l’annonce de l’Évangile, le début et la fin des Préfaces, suivies du Sanctus, la doxologie qui conclut la prière eucharistique : omnis honor et gloria, le répons des fidèles après l’embolisme qui suit le Pater : Quia tuum est regnum et potestas et gloria). La Bible conçoit et exprime cette gloire de Dieu (kebod, doxa, gloria), comme la manifestation de sa toute-puissance, présence universelle et transcendante, à l’homme qui en fait l’expérience et souvent l’épreuve. La gloire de Dieu n’est pas quelque chose de Dieu, mais Dieu lui-même, qui communique progressivement sa vie à travers l’histoire du salut. Le Christ est la manifestation plénière aux hommes de la gloire de Dieu ; dans son sacrifice pascal, s’offrant entièrement à Dieu, il révèle la transcendance et l’absolu de l’amour divin. Pour l’homme rendre gloire à Dieu, c’est confesser cette transcendance et cet amour, précisément dans une « action du grâce » (eucharistia).

b) Élaboration formelle de cette notion

Il convient de distinguer ici entre le fondement de la Gloire, qui ne se trouve qu’en Dieu, et l’activité de glorification, qui revient aux hommes. On parle de « gloire objective » pour désigner l’absolue perfection qu’est Dieu et de « gloire formelle » pour désigner l’acte par lequel Dieu est glorifié. On distingue encore, et peut-être plus adéquatement, la gloire intérieure ou intrinsèque de Dieu et sa gloire extérieure ou extrinsèque. Dieu, en effet, non seulement est en lui-même absolue perfection (gloire objective intrinsèque), mais encore il se glorifie par la louange mutuelle et immanente que se rendent les personnes divines dans le mystère de la vie trinitaire (gloire intrinsèque, à la fois objective et formelle). D’autre part, dans son œuvre ad extra de création, Dieu manifeste sa gloire (gloire objective extrinsèque) et reçoit des créatures raisonnables l’hommage de leur louange (gloire formelle extrinsèque). De même, dans l’acte de rédemption, il manifeste plus encore sa gloire et reçoit des créatures la louange qui lui est due, d’abord et parfaitement par la sainte humanité du Christ, premier-né de toute créature, puis, en imitation du Christ, par les saints. Ainsi, la célébration de l’eucharistie est-elle pour la gloire formelle extrinsèque de Dieu.

c) De la gloire à la grâce, et réciproquement

Dans l’eucharistie, la gloire de Dieu passe avant le salut du monde. Voilà qui distingue l’eucharistie des six autres sacrements. En effet, la constitution conciliaire Sacrosanctum Concilium énonce au n° 59 la finalité des sacrements dans cet ordre : « Les sacrements ont pour fin de sanctifier les hommes, d’édifier le Corps du Christ, enfin de rendre le culte à Dieu ». Les autres sacrements ont donc pour fin première la sanctification des hommes. Sanctifiés, les hommes peuvent ensuite rendre à Dieu le culte qui lui est dû, le glorifier. Mais l’ordre s’inverse dans le cas de l’eucharistie : ce sacrement, sacrifice parfait du Fils à son Père, a, comme tout sacrifice, une fin immédiate qui est la gloire à rendre à Dieu, et une fin seconde qui est le salut des hommes. La parfaite glorification de Dieu dans l’eucharistie accomplie par le Christ nous vaut, en réponse d’amour, la grâce de Dieu qui nous sanctifie. Grâce et gloire sont toujours liées, mais dans l’eucharistie, cas unique, la gloire est première. Ainsi l’eucharistie est-elle par excellence le « Saint Sacrement », source des autres sacrements qui nous donnent la grâce. Dans l’eucharistie, nous recevons en communion le Christ lui-même, offert à Dieu son Père et exalté, ressuscité par lui en réponse à cette offrande. Recevant ainsi la perfection de notre conformation au Christ, nous entrons à notre tour dans la logique du sacrifice personnel, de l’oblation de tout nous-mêmes à Dieu pour sa gloire. C’est ce que demande la IIIe prière eucharistique : Ipse nos tibi perficiat munus aeternum, que lui, le Christ, fasse de nous, restaurés par son corps et son sang, remplis de son Esprit Saint, une éternelle offrande à toi, son Père (la traduction française conserve le sens général, mais perd un peu de vue ce lien étroit entre notre offrande et l’offrande parfaite du Christ, quand elle demande « que l’Esprit Saint fasse de nous une éternelle offrande à ta gloire »). Une réciprocité s’établit alors entre la glorification de Dieu et la sanctification des créatures, réciprocité qui, à son achèvement, définit la vie même des bienheureux au ciel, le « Royaume des cieux », le « Règne de Dieu ». À l’oblation de soi formée par la grâce dans la volonté créée répond immédiatement la communication de la gloire divine, selon l’intensité de l’oblation d’amour. Et, tout ensemble, c’est la communication même de la gloire divine qui met la créature bienheureuse en état d’offrande éternelle, donc dans la sainteté du ciel.

Nous sommes maintenant à même d’ordonner plus étroitement les quatre effets ou fins que la théologie classique assignait à l’eucharistie : la fin latreutique (culte de latrie qui glorifie Dieu pour lui-même), la fin propitiatoire (sacrifice en rançon pour nos péchés), l’action de grâce (pour le don du salut qui nous est fait) et la fin impétratoire (demande de la grâce et du pardon en présentant à Dieu le sacrifice de son Fils). On observe sans peine, en effet, que latrie et action de grâce sont pour la gloire de Dieu, tandis que la propitiation et l’imprécation sont pour notre sanctification, pour le salut du monde. C’est cette deuxième ligne qu’il nous faut maintenant suivre.

2. Le Salut des hommes

Qu’est-ce qu’être sauvé ? C’est être en Christ, devenir avec lui « un même être » (Rm 6, 5). Avant d’être individuelle, cette union de conformation au Christ est une réalité communautaire, puisque le baptême donne à la personne d’être sauvée en l’incorporant au Corps du Christ qu’est l’Église. Or, selon saint Paul, ce Corps qu’est la communauté chrétienne naît et grandit de l’eucharistie : « à plusieurs nous ne sommes qu’un corps, car tous nous participons à ce pain unique » (1 Co 10, 17). Ainsi, dans la ligne de la sanctification, l’effet ecclésial est le premier effet salutaire de l’eucharistie.

a) L’effet ecclésial de l’eucharistie

Si le Corps mystique du Christ est la res de l’eucharistie, cette réalité médiate et ultime est engendrée par le corps et le sang du Christ, Corps eucharistique (res et sacramentum) qui forme le principe unificateur de l’Église. En sorte que l’eucharistie est proprement le sacrement de l’unité. L’acte de réception des saintes espèces n’est-il pas appelé « communion » ? Le signe même (sacramentum tantum) choisi par le Christ manifeste cette unité, puisque l’eucharistie est donnée sous le signe du repas pris ensemble, nourriture et breuvage, sacrum convivium. Mais tandis que dans un repas ordinaire, la nourriture partagée est seulement une occasion pour former l’unité de plusieurs personnes, dans le repas eucharistique, c’est la nourriture elle-même, corps et sang du Christ, qui forme cette unité. L’effet de la communion eucharistique est l’unité de tous dans le Christ. Tout homme, par un acte de sa liberté désormais graciée, peut s’unir au Christ et, associé à ses frères agissant de même, former l’Église.

Sacrement de l’unité, l’eucharistie est par excellence le sacrement de la charité. Qu’est-ce à dire ? Tous les sacrements ne causent-ils pas la charité ? Certes, mais chacun selon un aspect qui lui est propre. Or, précisément, ce qui est propre à l’eucharistie, ce n’est pas un aspect de la charité, mais la charité elle-même, dans son expression la plus totale : après la communion, le baptisé peut dire comme saint Paul : « ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Il n’y a pas d’union d’amour plus forte et plus radicale. C’est pourquoi toutes les grâces, toutes les perfections, sacramentelles ou non, sont ordonnées à cette perfection finale qu’est l’eucharistie, où se réalise et culmine l’amour unitif au Christ, à tous ceux qui sont déjà dans le Christ et à ceux qui sont ordonnés à faire partie de son Corps, l’Église. Mais alors, si l’eucharistie est la cause efficiente de l’unité des communiants dans le Christ, si l’Église résulte de l’eucharistie, ne faut-il pas en conclure que tout baptisé, quelle que soit sa confession, doit être admis à la communion eucharistique ?

Là encore, l’eucharistie se distingue des autres sacrements. Ceux-ci, en effet, causent la grâce sans la présupposer dans la personne à qui ils la confèrent. Mais l’eucharistie, elle, requiert préalablement que l’assemblée qui la célèbre soit déjà unifiée. La célébration de l’eucharistie ne se contente pas de causer l’unité de ceux qui y participent ; elle la signifie dans l’assemblée, qui constitue le sujet propre de l’action eucharistique. Non que cette unité pré-requise doive être complète. L’unité est progressive et le signe de la nourriture liée à la croissance du Corps, jusqu’à ce que soit atteinte la stature du Christ, dit assez cette progressivité de l’effet : l’eucharistie fait chaque jour grandir l’Église dans la charité. A partir d’une unité déjà donnée et signifiée, l’Église tend vers une unité eschatologique, pleine et entière. Ainsi donc, pour que l’assemblée eucharistique ne soit pas un signe menteur de l’unité ecclésiale, elle doit signifier son fruit à venir en ne manifestant d’emblée ni division dans la foi reçue (hérésie) ni rupture de la charité déjà acquise (schisme). À l’intérieur d’une communauté de même confession, le péché grave rompt lui aussi l’unité et empêche par là la communion eucharistique (excommunication). Mais les différences temporelles de convictions politiques, d’éducation, de comportement, ne s’opposent pas à l’unité de l’assemblée, pourvu qu’elles ne blessent pas la charité. L’unité ecclésiale a précisément vocation à harmoniser cette diversité. Dès lors, pour participer à l’eucharistie sans sacrilège, c’est-à-dire sans signe menteur, il faut être en unité de foi et de charité, et vouloir, grâce à l’eucharistie, surmonter la diversité des options temporelles.

b) L’effet de sanctification personnelle

S’il est vrai que nous ne sommes chrétiens que comme membres d’un tout, le Corps du Christ, il faut ajouter qu’une communauté ne subsiste pas par elle-même, mais dans ses membres. Aussi l’eucharistie réalise-t-elle la présence et la vie du mystère ecclésial en touchant individuellement chaque membre.

La croissance de la charité. L’eucharistie produit son effet dans le sujet qui la reçoit de la même façon que les autres sacrements, ex opere operato, par le fait même de l’acte et non pas selon les dispositions du sujet. Le sacrement de l’eucharistie ne dispose pas seulement à recevoir la grâce, mais il la donne. Or, ce qui est donné, c’est d’abord la charité en vertu de laquelle le Christ s’est offert à son Père. Ainsi ce que fait le Christ pendant la communion eucharistique est plus important que ce que fait ou ressent le communiant. Celui-ci s’avance vers le Christ avec toute sa pauvreté pour être changé par lui, en lui, mais aussi avec sa volonté ferme d’obéir au Christ, de le laisser agir en lui. Voilà l’expression de la foi et de la charité minimales requises pour l’eucharistie, foi et charité que le Christ vient nourrir et faire grandir.

La réparation des péchés. L’eucharistie suppose que les participants en soient dignes. Cette dignité est certes baptismale, mais elle est aussi d’ordre moral. C’est pourquoi dès les débuts de l’Église, la célébration eucharistique a commencé par une liturgie pénitentielle. Le Christ que nous recevons dans l’eucharistie est le Sauveur en acte de sauver ; l’eucharistie devrait donc avoir pour effet la plus profonde et la plus radicale des purifications. Or, ce n’est pas le cas. En effet, le Christ sauve l’homme par tout l’organisme sacramentel qu’il nous a donné, afin d’être lui-même présent aux hommes de façon multiforme. Il y a donc différents modes qui concourent à l’unique salut. Certains sacrements comme le baptême, l’onction des malades ou la pénitence ne requièrent aucune dignité préalable, mais seulement le consentement à se soumettre volontairement au Christ qui nous rend dignes. Les autres sacrements, comme l’eucharistie, présupposent une certaine dignité car ils font intervenir une part d’appropriation humaine. Ainsi, la nourriture de l’eucharistie suppose la vie : on ne nourrit que ce qui vit. Le corps du Christ ne sera dès lors aliment véritable que pour celui qui est vivant avec lui, c’est-à-dire le baptisé. Si le baptisé a perdu la grâce sanctifiante par un péché grave, mortel, il devient un membre mort du Corps du Christ, mais par le caractère, il reste ordonné au Christ. S’il communie, le sacrement s’accomplira en lui, mais il mangera le Corps du Chrsit pour sa propre condamnation. Le péché véniel, lui, n’empêche pas la communion, mais l’appelle au contraire, pour autant que le pécheur soit dans une disposition de contrition.

c) L’application de la vertu de l’eucharistie à d’autres que les communiants

Le sacrifice eucharistique étant substantiellement le sacrifice de la croix, il a une valeur infinie. Cependant, ses effets en nous sont toujours finis, en raison des limites relatives à notre nature humaine ainsi qu’à nos dispositions intérieures. Ainsi, l’eucharistie est une cause universelle de grâce dont l’influence n’est limitée que par la capacité des sujets qui la reçoivent. Comme le sacrifice de la croix, le sacrifice eucharistique est d’une valeur infinie pour mériter et satisfaire. Il nous « applique » les mérites de la Passion du Christ. Or, cette application ne se limite pas aux communiants. En effet, ces derniers sont associés de très près à la supplication du Christ pour le monde entier ; voilà pourquoi l’Église n’a jamais limité ses intentions : elle célèbre toujours l’eucharistie pour le monde entier. Il est donc possible d’offrir l’eucharistie pour toutes les catégories de pécheurs, même pour ceux auxquels on ne pourrait pas donner la communion.

Dans l’Eucharistie, la création trouve sa plus grande élévation. La grâce, qui tend à se manifester d’une manière sensible, atteint une expression extraordinaire quand Dieu fait homme, se fait nourriture pour sa créature. Le Seigneur, au sommet du mystère de l’Incarnation, a voulu rejoindre notre intimité à travers un fragment de matière. Non d’en haut, mais de l’intérieur, pour que nous puissions le rencontrer dans notre propre monde. Dans l’Eucharistie la plénitude est déjà réalisée ; c’est le centre vital de l’univers, le foyer débordant d’amour et de vie inépuisables. Uni au Fils incarné, présent dans l’Eucharistie, tout le cosmos rend grâce à Dieu. En effet, l’Eucharistie est en soi un acte d’amour cosmique : « Oui, cosmique! Car, même lorsqu’elle est célébrée sur un petit autel d’une église de campagne, l’Eucharistie est toujours célébrée, en un sens, sur l’autel du monde ». L’Eucharistie unit le ciel et la terre, elle embrasse et pénètre toute la création. Le monde qui est issu des mains de Dieu, retourne à lui dans une joyeuse et pleine adoration : dans le Pain eucharistique, « la création est tendue vers la divinisation, vers les saintes noces, vers l’unification avec le Créateur lui-même ». (Encyclique Laudato si, 24 mai 2015, n° 236, Pape François).