DÉFINITION ET TYPOLOGIE THOMASIENNES DU PÉCHÉ

 

INTRODUCTION

Dans la Ia IIae de la Somme de théologie, le traité des « vices et du péché » (q. 71-89) termine la grande section consacrée aux principes intérieurs des actes humains (q. 49-89). Il fait suite à l'étude générale des habitus (q. 49-54) et à celle particulière des vertus et des dons (q. 55-70). Après donc les principes du bien agir, dont l'Homme doit user pour s'acheminer vers la Béatitude, saint Thomas regarde les principes du mal agir ou vices, et leurs actes, c'est-à-dire les péchés, qui retardent ou privent l'Homme de son retour à Dieu. Nous nous pencherons ici sur sa définition du péché ainsi que sur sa classification des différents péchés.

 

DÉFINITION DU PÉCHÉ

La définition thomasienne du péché cherche à rendre compte à sa manière de la définition augustinienne qui envisage le péché comme « une parole, une action ou un désir contraires à la loi éternelle[1]», dictum, factum, concupitum contra legem aeternam. Elle est concise, mais dense : le péché est un « acte humain mauvais », actus humanus malus (Ia IIae, q. 71, a. 6).

 

Le péché : un acte humain

Pour qu'un acte soit humain, il faut qu'il soit volontaire, c'est-à-dire :

  • soit émanant intérieurement de la volonté « comme le fait même de vouloir et de choisir », ce qu'Augustin ramenait dans sa définition du péché sous le terme « désir. »

  • soit impéré par la volonté, comme les actes extérieurs de parole et d'action.

Le péché, en tant qu'acte humain, relève donc de la volonté.

 

 

Le péché : un acte humain mauvais

Acte volontaire, le péché se spécifie par son caractère mauvais. Or « un acte humain est mauvais du fait qu'il manque de mesure » :

  • soit par rapport à la règle de la raison humaine, règle proche de et homogène à la volonté.

  • soit par rapport à la règle divine, « la loi éternelle » dont parle saint Augustin dans sa définition du péché, et qui est comme la raison de Dieu, règle suprême.

Le péché est donc un acte volontaire déréglé, contraire à la raison et à Dieu. Mais saint Thomas précise : « saint Augustin a mieux fait de le définir par opposition à la loi éternelle que par opposition à la raison » (Ia IIae, q. 71, a. 6, ad. 5). Pourquoi cela ?

 

 

Le péché : une offense faite à Dieu

Le péché, nous dit le Maître d'Aquin, est objet de considération et pour le philosophe moraliste et pour le théologien. Mais, pour le premier, il l'est uniquement en tant qu'acte contraire à la raison, alors que pour le second, il l'est « principalement » (Ia IIae, q. 71, a. 6, ad. 5) en tant qu'il s'oppose à Dieu. La perspective du théologien est plus étendue. Elle englobe non seulement ce qui appartient au domaine de la raison, mais encore ce qui dépasse la raison et relève de la foi. La définition du péché avant tout comme offense à la loi éternelle inclut donc nécessairement l'opposition à la raison créée par Dieu. Au regard de la destinée humaine, elle est aussi de plus grande importance, car le péché, en tant qu'il fait obstacle à la vie surnaturelle de la grâce, est un refus de la Béatitude offerte par Dieu à l'Homme.

 

TYPOLOGIE DU PÉCHÉ

La distinction des péchés par leurs objets

Dans sa définition du péché, saint Thomas a établi deux éléments qui caractérisent l'acte peccamineux : d'une part, l'aspect volontaire de cet acte, et d'autre part son dérèglement vis-à-vis de la raison humaine et de la loi divine. Il les reprend pour opérer une distinction entre les différents péchés :

  • Selon l'aspect volontaire de son acte peccamineux, le pécheur dirige son intention vers un « bien périssable » (Ia IIae, q. 72, a. 2), objet de son désir. Sa démarche est qualifiée de conversio (Cf. Ia IIae, q. 72, a. 6, ad 2), parce qu'il se tourne vers cet objet.

  • Selon le dérèglement, et donc le mal, que comporte son acte peccamineux, le pécheur s'éloigne du Bien suprême, Dieu. Sa démarche est ici qualifiée d'aversio (Cf. Ia IIae, q. 72, a. 6, ad 2), parce qu'il se détourne de sa fin ultime.

De ces deux éléments, conversio et aversio, le premier a un rapport essentiel à l'intention du pécheur – « Le pécheur n'a directement en vue que le premier » (Ia IIae, q. 72, a. 1) – alors que le second n'a avec elle qu'un rapport accidentel puisque, d'après le mot du Pseudo-Denys, auquel saint Thomas fait appel, « nul n'agit en portant son intention au mal.[2]» Autrement dit, nul ne cherche d'abord à se détourner de Dieu.

La conversio vers un bien étant première dans l'intention du pécheur, les péchés, comme tous les actes volontaires (Cf. Ia IIae, q. 18, a. 5), se distinguent spécifiquement par leurs objets ou biens recherchés.

 

Les grandes classes de péchés d'après leurs objets

Les objets sur lesquels le pécheur peut se polariser étant multiples, saint Thomas les regroupe selon divers critères qui déterminent les grandes classes de péchés :

  • Les péchés spirituels et les péchés charnels (Ia IIae, q. 72, a. 2) : tous sont une délectation déréglée dans un bien périssable, mais possédés en esprit, telle « la louange humaine » (objet du péché de vanité), pour les premiers, et appréhendés par les sens corporels, telle la nourriture (objet de la gourmandise) et les plaisirs sexuels (objet de la luxure), pour les seconds.

  • Les péchés contre Dieu, contre soi-même et contre le prochain (Ia IIae, q. 72, a. 4) : la distinction entre ces péchés se fait elle aussi d'après les objets puisque c'est « par des réalités diverses que l'Homme s'ordonne à Dieu, à son prochain et à lui-même. » Saint Thomas regroupe ces réalités selon trois ordres : divin, rationnel et social.

      • L'ordre de Dieu : il contient les deux autres ordres, mais les dépasse de part « les choses de la foi et tout ce qui n'est dû qu'à Dieu. » Pécher en ces domaines-ci revient à pécher directement contre Dieu. L'hérésie, le sacrilège et le blasphème relèvent proprement de cet ordre.

      • L'ordre de la raison : il contient l'ordre social, mais le dépasse de part « certaines choses qui ne regardent que nous et non le prochain. » Pécher en ces domaines-ci revient à pécher contre soi-même. La gourmandise, la luxure et la prodigalité en relèvent.

      • L'ordre social : il est contenu dans les deux autres ordres et regarde les rapports de l'Homme « à ses semblables avec qui il doit vivre. » Pécher en ce domaine revient à pécher contre son prochain. Le vol et l'homicide en relèvent.

Après avoir fait ces distinctions, saint Thomas précise néanmoins que tout péché est une offense faite à Dieu « en tant que notre ordre à Dieu englobe tout ordre humain » (Ia IIae, q. 72, a. 4, ad. 1).

  • Les péchés en pensée, en parole et par action(Ia IIae, q. 72, a. 7) : saint Thomas précise que seul le péché par action « représente une espèce parfaite » préparée graduellement par les deux autres : le péché en effet s'ébauche dans le cœur, se dévoile sur les lèvres par l'expression des sentiments, et se consomme dans l'action. Tel est le cas, par exemple, de la vengeance, objet de la colère, qui s'achemine du trouble intérieur à l'action violente en passant par les injures. Le péché par omission, quant à lui, ne diffère pas spécifiquement du péché par action parce qu'il est ordonné au même but et procède du même motif (Ia IIae, q. 72, a. 6). C'est ainsi que l'avare cherche à accroître sa fortune soit en amassant de l'argent, soit en refusant de le distribuer quand il le devrait.

 

La gravité du péché : péché véniel et péché mortel

Les péchés ne se distinguent spécifiquement ni d'après leurs causes (Cf. Ia IIae, q. 72, a. 3), comme l'ignorance (q. 76), la passion (q. 77) ou la malice (q. 78), car une même cause peut entraîner divers types de péchés ; ni d'après la peine qu'ils méritent (Cf. Ia IIae, q. 72, a. 5), puisque celle-ci est « en dehors des intentions du pécheur » (Ia IIae, q. 72, a. 5). Toutefois, la distinction accidentelle des péchés suivant la peine qui leur est due n'est pas de moindre importance que celle qui se prend d'après les objets. Elle touche en effet au plus haut point la destinée ultime de l'Homme. Selon la gravité des fautes commises, saint Thomas divise le péché en véniel ou mortel (Cf. Ia IIae, q. 88) :

  • Le péché véniel[3] : L'Homme pèche véniellement lorsqu'il s'attache de manière désordonnée à un bien sans pour autant préférer ce bien à sa fin ultime qui est Dieu. Le péché véniel est donc « un désordre dans les moyens » (Ia IIae, q. 88, a. 1) qui conduisent à la fin ultime et reste « en deçà de la séparation d'avec Dieu » (Ia IIae, q. 72, a. 5). Il ne mérite qu'une peine temporelle (Cf. Ia IIae, q. 88, a. 2) et peut être réparé par un acte intérieur de contrition.

  • Le péché mortel : L'Homme pèche mortellement lorsqu'il se coupe de Dieu au point de lui préférer un bien inférieur. Le péché mortel est un « désordre relatif à la fin ultime » (Ia IIae, q. 88, a. 1) qui entraîne la séparation d'avec elle « en faisant perdre la charité » (Ia IIae, q. 87, a. 3). Il mérite une peine éternelle et ne peut être réparé que par la vertu divine (Cf. Ia IIae, q. 87, a. 3).

 

CONCLUSION

Le péché, acte humain mauvais contraire à la raison et à la loi divine, se spécifie par l'objet vers lequel il tend (conversio) et prend sa raison de mal de l'éloignement (aversio) de Dieu qu'il implique. Selon l'aspect de la conversio, il peut être regroupé en grandes classes (charnel/spirituel ; contre Dieu, soi-même ou autrui ; en pensée, en parole, par action et par omission), selon celui de l'aversio, il se distingue principalement en péché véniel et péché mortel. Quel qu'il soit, il constitue toujours une offense faite à Dieu et « brise » le pécheur en le faisant passer de l'unité à la multiplicité (Cf. Ia IIae, q. 73, a. 1).

 

BIBLIOGRAPHIE

  • BRUGUÈS, J.-L., art. « Péché », Dictionnaire de morale catholique, Chambray-lès-Tours, 1991, p. 315-320.

  • Catéchisme de l'Église catholique, n° 1846-1876.

  • LABOURDETTE M., Des vices et des péchés (Ia-IIae, q. 71-89), Cours de théologie morale, fasc. n° 4, Toulouse, 1958-1959.

  • ST THOMAS D'AQUIN, Somme de Théologie, Les vices et les péchés, IaIIae, Questions 71-89, éd. du Cerf, 1984.

[1] Contra Faustum manichaeum, 22, 27 (PL 42, 418).

[2] De Divinis Nominibus, 4,19 (PG 3,716).

[3] Ce mot vient du Latin venia qui signifie « pardon. » Saint Thomas explique qu'un péché est appelé véniel en deux sens : 1- « parce qu'il aura effectivement obtenu le pardon » ; 2- « parce qu'il n'est pas tel, en soi, qu'il ne puisse obtenir le pardon » (Ia IIae, q. 88, a. 2) par un principe intérieur.