COMMENTAIRE DU NOTRE PÈRE
PAR SAINT AUGUSTIN
Extrait de son Explication du Sermon sur la montagne
CHAPITRE IV : NOTRE PÈRE
15. Mais il est temps de voir quelle prière nous impose Celui par qui nous apprenons ce que nous devons demander et nous obtenons ce que nous demandons. C'est ainsi donc que vous prierez, nous dit-il : Notre Père, qui êtes dans les Cieux, que votre Nom soit sanctifié ; que votre Règne arrive ; que votre volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel ; donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, et remettez-nous nos dettes comme nous remettons nous-mêmes à ceux qui nous doivent, et ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal.
Toutes les fois qu'on prie, il faut d'abord gagner la bienveillance de celui à qui on s'adresse, ensuite exposer l'objet de sa demande. Or, on gagne la bienveillance de celui qu'on prie, en faisant son éloge, et cet éloge on le place ordinairement au commencement de la prière. Pour cela le Seigneur nous ordonne simplement de dire : Notre Père, qui êtes dans les Cieux. Bien des choses ont été dites à la louange de Dieu ; quiconque lit les saintes Écritures les y trouvera partout et sous des formes différentes ; et cependant on ne voit nulle part que le peuple d'Israël ait reçu ordre de dire Notre Père, ou de prier Dieu le Père ; on lui donne l’idée de Dieu comme d'un Maître commandant à des esclaves, c'est-à-dire à des hommes qui vivent encore selon la chair. Je parle du moment où ils recevaient les préceptes de la Loi avec l'ordre de les observer ; car les prophètes montrent que souvent notre Seigneur aurait pu être leur Père, s'ils ne s'étaient pas écartés de ses commandements. Tel est ce passage, par exemple : J'ai engendré des enfants et je les ai élevés, et ils se sont révoltés contre moi (Is 1, 2) ; et cet autre : J'ai dit : vous êtes des dieux, vous êtes tous les enfants du Très-Haut (Ps 81, 6) ; et celui-ci encore : Si je suis votre maître, où est votre crainte de moi ? Si je suis votre Père, où sont mes honneurs (Mal 1, 6) ? ; et une foule d'autres où l'on reproche aux Juifs prévaricateurs de n'avoir pas voulu être enfants de Dieu. Nous exceptons les textes qui s'appliquent prophétiquement au futur peuple chrétien en tant qu'il devait avoir Dieu pour Père, conformément à ces paroles évangéliques : Il leur a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu (Jn 1, 12). De son côté, l'Apôtre Paul dit : Tant que l'héritier est enfant, il ne diffère point d'un serviteur (Rm 8, 16-23) ; puis il rappelle que nous avons reçu l'Esprit d'adoption dans lequel nous crions : Abba, Père (Ga 4, 1-6).
16. Et comme notre vocation à l'héritage éternel, pour être cohéritiers du Christ et devenir enfants d'adoption, n'est point le fruit de nos mérites, mais l'effet de la grâce de Dieu, nous mentionnons cette grâce dès le début de la prière, en disant : Notre Père. Ce nom excite tout à la fois l'amour - qu'y a-t-il de plus cher pour des enfants qu'un Père ? - et l'affection dans la prière, puisque nous disons Notre Père ; et un certain espoir d'obtenir ce que nous allons demander, puisque, avant même de demander, Dieu nous accorde déjà une si grande faveur, la permission de lui dire : Notre Père. Que peut-il en effet refuser à la prière de ses enfants, quand il leur a déjà préalablement permis d'être ses enfants ? Enfin, quelle sollicitude ces mots - Notre Père - n'éveillent-ils pas dans le coeur, pour ne pas se montrer indigne d'un Père si grand ? En effet, si un sénateur, d'un âge avancé, permettait à un homme du peuple de l'appeler son père, sans doute celui-ci, saisi de frayeur, l'oserait à peine, en réfléchissant à l'humilité de sa naissance, à sa pauvreté, à sa basse condition ; à combien plus forte raison, faut-il redouter d'appeler Dieu son Père, si l'âme est tellement souillée, si la conduite est tellement coupable qu'elles inspirent à Dieu une répulsion bien plus juste que celle qu'un sénateur éprouverait pour les haillons d'un mendiant ? Car, après tout, ce riche ne dédaigne dans un mendiant qu'une situation où il peut tomber lui-même par l'effet de la fragilité des choses de ce monde ; tandis que Dieu ne peut jamais tenir une mauvaise conduite. Grâces donc à la miséricorde de ce Dieu qui exige que nous l'ayons pour Père : ce qui peut s'obtenir sans aucune dépense et par le seul effet de la bonne volonté. Avis aussi aux riches, ou aux nobles selon ce siècle, devenus chrétiens, d'être sans hauteur vis-à-vis des pauvres ou des gens d'humble condition ; parce qu'ils disent avec tous les autres : Notre Père, ce qu'ils ne pourraient faire avec vérité et avec piété, s'ils ne se reconnaissaient frères des autres hommes.
CHAPITRE V : QUI ÊTES AUX CIEUX — QUE VOTRE NOM SOIT SANCTIFIÉ
17. Que le peuple nouveau, appelé à l'héritage éternel, emprunte donc la voix du Nouveau Testament et dise : Notre Père qui êtes dans les Cieux, c'est-à-dire dans les saints et dans les justes. Car Dieu n'est point renfermé dans l'espace. Les cieux sont sans doute les corps les plus excellents de ce monde, mais ce sont des corps et ils ne peuvent être que dans l'espace. Et si l'on s'imagine que Dieu y réside localement comme dans la partie la plus élevée de ce monde, il faudra dire que les oiseaux ont plus de valeur que nous: car ils vivraient plus près de Dieu. Or il n'est pas écrit : Dieu est près des hommes haut placés ou qui habitent sur les montagnes ; mais bien : Dieu est près de ceux qui ont le coeur contrit, et la contrition est le propre de l'humilité. Et comme on donne au pécheur le nom de Terre, quand on lui dit : Tu es terre et tu iras en terre (Gn 3, 19), ainsi, par contre, on peut appeler le juste, Ciel. En effet, on dit aux justes : Car le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple (1 Co 3, 17). Donc, si Dieu habite dans son temple, et si les saints sont ce temple, on a raison d'interpréter : Qui êtes dans les Cieux, par : qui êtes dans les saints. Et cette comparaison est d'autant plus juste qu'on peut dire qu'il y a spirituellement autant de distance entre les justes et les pécheurs, qu'il y en a matériellement entre le ciel et la Terre.
18. C'est pour exprimer cette pensée que, lorsque nous prions, nous nous tournons vers l'Orient, le point de départ du ciel ; non que Dieu y habite et ait quitté les autres parties du monde, lui qui est présent partout, non d'une manière locale, mais par la puissance de sa majesté ; seulement l'esprit est averti par là de se tourner vers la nature la plus parfaite, c'est-à-dire vers Dieu, puisque son corps qui est terrestre est tourné vers le corps le plus parfait, qui est le ciel. Il est en effet convenable et même très avantageux au progrès de la religion, que tous, petits et grands, aient de Dieu de justes idées. Voilà pourquoi il faut supporter ceux qui étant encore captivés par les beautés visibles, ne pouvant se figurer rien d'incorporel, et estimant nécessairement le ciel plus que la Terre, croient que Dieu, dont ils se forment encore une idée matérielle, habite dans le ciel plutôt que sur la Terre, afin que, quand ils sauront un jour que l'âme l'emporte en dignité jusque sur le ciel, ils cherchent Dieu dans l'âme plutôt que dans un corps, même céleste ; et que, quand ils sauront la distance qui sépare les justes des pécheurs, eux qui n'osaient pas, dans leurs idées charnelles, placer le séjour de Dieu sur la Terre, mais dans le ciel, désormais plus éclairés dans leur foi et dans leur intelligence, le cherchent dans les âmes des justes plutôt que dans celles des pécheurs. C'est donc avec raison que ces paroles : Notre Père qui êtes dans les Cieux, s'entendent du coeur des justes, où Dieu habite comme dans son temple. Par là aussi celui qui prie désirera voir résider en lui Celui qu'il invoque, et dans cette noble ambition, il sera fidèle à la justice : ce qui est le présent le plus propre à fixer Dieu dans une âme.
19. Voyons maintenant ce qu'il faut demander. Nous avons vu quel est celui qu'on invoque et où il habite. Or la première de toutes les demandes est celle-ci : Que votre Nom soit sanctifié ; ce qui ne veut pas dire que le Nom de Dieu n'est pas saint, mais on demande qu'il soit regardé comme saint par les hommes ; c’est-à-dire que les hommes connaissent tellement Dieu qu'ils n'estiment rien plus saint que lui, rien qu'il faille plus craindre d'offenser. Et parce qu'il est écrit : Le Seigneur est connu en Judée, son Nom est grand dans Israël (Ps 75, 1), il ne faut pas croire que Dieu est moins grand ici et plus grand là, mais seulement que son Nom est grand là où on le prononce avec le respect dû à sa grandeur et à sa majesté. Ainsi son Nom est saint, là où on le nomme avec vénération et crainte de l'offenser, et c'est ce qui arrive maintenant, quand l'Évangile, en se répandant encore chez les diverses nations, fait respecter le Nom du Dieu unique par l'entremise de son Fils.
CHAPITRE VI : QUE VOTRE RÈGNE ARRIVE — QUE VOTRE VOLONTÉ SOIT FAITE
20. Deuxième demande : Que votre Règne arrive. Le Seigneur lui-même nous apprend que le jour du jugement viendra quand l'Évangile aura été prêché à toutes les nations (Mt 24, 14) ; ce qui touche à la sanctification du Nom de Dieu. Ici, ces mots : Que votre Règne arrive, ne signifient pas que Dieu ne règne pas maintenant. Mais, dira-t-on peut-être, cela signifie : « qu'il arrive » sur la Terre. Comme si Dieu ne régnait pas sur la Terre et n'y avait pas régné depuis la création du monde. Ce mot : Qu'il arrive, signifie donc : qu'il soit manifesté aux hommes. Car comme la lumière, quoique présente, n'existe pas pour les aveugles, ni pour ceux qui ferment les yeux, ainsi le Règne de Dieu, quoique permanent sur la Terre, est absent pour ceux qui l'ignorent. Or il ne sera plus possible à personne d'ignorer le Règne de Dieu quand son Fils unique viendra du Ciel d'une manière non seulement spirituelle, mais encore visible et sous forme humaine, juger les vivants et les morts. Après ce jugement, c’est-à-dire quand la séparation des bons et des méchants sera faite, Dieu habitera dans les justes de telle sorte qu'ils n'auront plus besoin d'être instruits par un homme, mais que tous, comme il est écrit, seront enseignés de Dieu (Is 54, 13 ; Jn 6, 45). Ensuite, la vie heureuse se complètera dans les saints pour l'éternité ; comme les anges du Ciel très saints et très heureux, ils seront éclairés de Dieu seul, et conséquemment sages et heureux, suivant que le Seigneur lui-même l'a promis aux siens : À la résurrection, ils seront, dit-il, comme les anges dans le Ciel (Mt 22, 30).
21. Voilà pourquoi, cette demande : Que votre Règne arrive, est suivie de celle-ci : Que votre volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel, c'est-à-dire : comme votre volonté se fait dans les anges qui sont au Ciel, de telle sorte qu'ils s'attachent à vous et jouissent de vous, sans qu'aucune erreur obscurcisse leur sagesse, sans qu'aucune misère trouble leur bonheur, ainsi se fasse-t-elle dans vos saints qui sont sur la Terre, dont le corps est fait de terre et qui doivent être repris à la terre pour être transformés et rendus dignes d'habiter le Ciel. C'est là aussi le sens de cette acclamation des anges : Gloire à Dieu au plus haut des Cieux, et paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté (Lc 2, 14) ; ils demandent que, précédée de notre bonne volonté qui répond à l'appel, la volonté de Dieu s'accomplisse parfaitement en nous comme dans les anges du Ciel, et qu'aucune adversité ne trouble notre bonheur qui est la paix.
Ces paroles : Que votre volonté soit faite, s'entendent aussi très bien dans ce sens : qu'on obéisse à vos commandements, sur la Terre comme au Ciel, c'est-à-dire chez un homme comme chez un ange. Car faire la volonté de Dieu c'est obéir à ses commandements, comme le Seigneur lui-même nous le dit : Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui ma envoyé (Jn 4, 34) ; et en plus d'un endroit : Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé (Jn 6, 38) ; et encore : Voici ma mère et mes frères ; et quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, et ma mère et ma soeur (Mt 12, 49-50). Donc, la volonté de Dieu est certainement faite dans ceux qui accomplissent la volonté de Dieu ; non parce qu'ils font que Dieu veuille, mais parce qu'ils font ce qu'il veut, c'est-à-dire agissent selon sa volonté.
22. Il y a encore un autre sens : Que votre volonté soit faite dans la Terre comme au Ciel, c'est-à-dire chez les pécheurs, comme chez les saints et les justes. Et ceci peut aussi s'entendre de deux manières : ou que nous prions pour nos ennemis, - car peut-on considérer autrement ceux contre le gré desquels le nom chrétien et catholique se propage ? -, en sorte que ces paroles : Que votre volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel, veuillent dire que les pécheurs fassent votre volonté comme les justes, et qu'ils se convertissent. Ou bien : Que votre volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel, signifie que chacun soit traité selon ses mérites : ce qui arrivera au dernier jugement, quand les justes seront récompensés et les pécheurs condamnés, quand les agneaux seront séparés des boucs (Mt 25, 33-46).
23. Une interprétation, qui n'est point déraisonnable, mais qui s'accommode au contraire parfaitement à notre foi et à notre espérance, c'est d'entendre, par Ciel et Terre, l'esprit et la chair. Quand l'Apôtre dit : J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché (Rm 7, 25), nous voyons la volonté de Dieu s'accomplir dans l'esprit, c'est-à-dire dans l'âme. Mais quand la mort aura été absorbée dans sa victoire, quand ce corps mortel aura revêtu l'immortalité, ce qui arrivera à la résurrection de la chair, lors du changement promis aux justes, selon l'enseignement du même Apôtre (1 Co 15, 42.55), alors la volonté de Dieu sera faite sur la Terre comme au Ciel : c'est-à-dire, comme l'esprit ne résistera plus à Dieu, mais lui obéira et fera sa volonté, de même le corps ne résistera plus à l'esprit ou à l'âme, qui est maintenant accablée par l'infirmité du corps et entraînée aux habitudes charnelles. Ce sera alors la paix parfaite dans la vie éternelle, en sorte que non seulement nous pourrons vouloir le bien, mais encore le faire. Car maintenant, nous dit l'Apôtre, le vouloir réside en moi, mais accomplir le bien, je ne l'y trouve pas, parce que la volonté de Dieu ne s'accomplit pas encore sur la Terre comme au Ciel, c'est-à-dire dans la chair comme dans l’esprit. Cependant la volonté de Dieu se fait dans notre misère, quand nous souffrons par la chair ce qui nous est dû en raison de la mortalité que notre nature a contractée par le péché ; mais il faut demander que cette volonté se fasse sur la Terre comme au Ciel, c'est-à-dire que, comme notre coeur se complaît dans la loi, selon l'homme intérieur (Rm 7, 18.22), ainsi, par la transformation de notre corps, aucune partie de nous-même ne mette obstacle à cette complaisance, par des douleurs ou des plaisirs terrestres.
24. Nous pouvons encore, sans blesser la vérité, traduire ces paroles : Que votre volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel, par celles-ci : dans l'Église, comme dans Notre Seigneur Jésus-Christ ; dans la femme qui lui a été fiancée, comme dans l'Époux qui a accompli la volonté du Père. En effet, le Ciel et la Terre peuvent, en quelque sorte, être considérés comme époux, puisque la Terre est fécondée par l'influence du Ciel.
CHAPITRE VII : LE PAIN QUOTIDIEN
25. La quatrième demande est : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. Le pain quotidien signifie ici, ou tout ce qui est nécessaire aux besoins de cette vie, à propos de quoi le Seigneur ajoute : Donnez-nous aujourd'hui, conformément à l'ordre tracé ailleurs : Ne pense pas au lendemain ; ou le Sacrement du Corps du Christ, que nous recevons tous les jours ; ou la nourriture spirituelle, dont le même Seigneur nous dit : Travaillez, non en vue de la nourriture qui périt, et encore : Je suis le pain de vie qui suis descendu du Ciel (Jn 6, 17.41). Mais on peut examiner lequel de ces trois sens est le plus probable. Peut-être pourrait-on s'étonner que nous soyons obligés de prier pour obtenir ce qui est nécessaire à la vie du corps, comme la nourriture et le vêtement, par exemple, quand le Seigneur nous dit : Ne vous inquiétez point de ce que vous mangerez, ni de quoi vous vous vêtirez (Mt 6, 25). Or, peut-on ne pas s'inquiéter de ce qu'on demande, alors que l'attention de l'esprit doit être fixée dans la prière sur l'objet de sa demande, tellement que c'est à cela qu'il faut rapporter ce que le Sauveur a dit de la chambre dont on doit fermer les portes, et aussi ces paroles : Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît (Mt 6, 33) ? Évidemment le Seigneur n'a pas dit : Cherchez d'abord le Royaume de Dieu, et cherchez ceci ensuite ; mais : Toutes ces choses vous seront données par surcroît. Mais je ne vois donc pas comment on peut dire que quelqu'un ne cherche pas ce qu'il demande à Dieu avec la plus grande attention.
26. Quant au Sacrement du Corps du Seigneur, pour ne pas soulever d'objection de la part des nombreux orientaux qui ne participent point chaque jour à la cène du Seigneur, bien qu'on l'appelle pain quotidien ; pour qu'ils gardent le silence, dis-je, et ne défendent pas leur opinion en s'appuyant sur l'autorité ecclésiastique, sous prétexte qu'ils font cela sans scandale, que les chefs des Églises ne s'y opposent pas, et qu'on ne les taxe point de désobéissance - ce qui prouve que, dans ces contrées, ce n'est pas là le sens qu'on attache aux mots pain quotidien, autrement ceux qui ne le reçoivent pas tous les jours seraient regardés comme grandement coupables - pour ne pas discuter là-dessus, disons au moins que quiconque réfléchit doit voir clairement que le Seigneur nous a donné une forme de prière à laquelle nous ne pouvons, sans transgression, rien ajouter, ni rien ôter. Cela étant, qui osera soutenir que nous ne devons réciter qu'une fois l'Oraison dominicale ; ou que si nous devons la réciter deux ou trois fois, ce ne peut être que jusqu'à l'heure où nous participons au Corps du Seigneur, et non pendant le reste du jour ? Car alors nous ne pourrions plus dire : Donnez-nous aujourd'hui ce que nous aurions déjà reçu, ou bien on pourrait nous obliger à recevoir ce Sacrement vers la fin du jour.
27. Il ne nous reste donc plus qu' à entendre par pain quotidien la nourriture spirituelle, à savoir les préceptes divins, que nous devons méditer et accomplir tous les jours. Le Seigneur y fait allusion quand il dit : Travaillez en vue de la nourriture qui ne périt pas (Jn 6, 27). Or cette nourriture s'appelle quotidienne maintenant, tant que cette vie mortelle se prolongera par la succession des nuits et des jours. En réalité tant que les affections de l'âme se portent tour à tour en haut et en bas, c'est-à-dire tantôt aux choses spirituelles, tantôt aux inclinations charnelles, comme un être qui est alternativement rassasié et pressé par la faim, elle a besoin d'un pain quotidien pour calmer la faim et restaurer ses forces abattues. Ainsi comme notre corps, tant qu'il est en cette vie, c'est-à-dire avant sa transformation, répare, par la nourriture, les forces qu'il a dépensées, de même notre âme, souffrant une déperdition par les affections temporelles qui l'éloignent de Dieu, a besoin de se refaire par la nourriture des commandements. Or on dit : Donnez-nous aujourd'hui, pendant tout le temps qu'on peut dire aujourd'hui, c’est-à-dire durant cette vie mortelle. Car après cette vie, la nourriture spirituelle nous rassasiera tellement pendant l'éternité, qu'on ne pourra plus dire pain de chaque jour, vu que là, la mobilité du temps, qui fait succéder les jours aux jours et permet de dire : chaque jour, n'existera plus. Il faut donc entendre ici ces mots : Donnez-nous aujourd'hui, comme ces paroles du psaume : Aujourd'hui si vous entendez sa voix (Ps 94, 8), qui, selon l'interprétation de l'Apôtre dans son épître aux Hébreux, signifient : Pendant ce qui est appelé aujourd'hui (Heb 3, 3). Cependant, si quelqu'un veut entendre cette demande de la nourriture nécessaire au corps, ou du Sacrement du Corps du Seigneur, il faudra qu'il admette en même temps les trois sens : c'est-à-dire que nous demandons en même temps notre pain quotidien, ce qui est nécessaire à notre corps, et le Sacrement visible et invisible du Verbe de Dieu.
CHAPITRE VIII : REMISSION DES PÉCHÉS — PARDON DES INJURES
28. Vient ensuite la cinquième demande : Et remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent. Il est clair que dettes ici signifie péchés. On le voit parce que le Seigneur dit lui-même : Vous ne sortirez point de là que vous n'ayez payé jusqu'au dernier quart d'un as (Mt 5, 26) ; ou encore parce qu'il appelle débiteurs ceux dont on lui annonce la mort sous les ruines de la tour et ceux dont Hérode a mêlé le sang à leur sacrifice. Il dit en effet qu'on les croit plus débiteurs, c'est-à-dire plus pécheurs, que tous les autres, et il ajoute : En vérité, je vous le dis : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière (Lc 13, 1-5). Ce n'est donc point ici un ordre de remettre à des débiteurs une dette d'argent, mais de pardonner à celui qui nous a offensés. Le commandement de remettre une dette pécuniaire se rattacherait plutôt à ce qui a été dit ci-dessus : À celui qui veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau (Mt 5, 40) . Et, d'après cela encore, ce n'est pas à tout débiteur pécuniaire qu'il faut remettre sa dette, mais seulement à celui qui ne veut pas rendre et autant qu'il est disposé à plaider, car, dit l'Apôtre, il ne faut pas qu'un serviteur de Dieu dispute (2 Tm 2, 24). Il faut donc remettre une dette d'argent à celui qui ne veut la payer ni volontairement, ni sur réclamation. En effet, il ne refuse de payer que pour deux raisons : ou parce qu'il n'a pas de quoi, ou parce qu'il est avare et avide du bien d'autrui. Or, dans l'un et l'autre cas, c'est indigence ; là, de biens, ici, de volonté. Ainsi, remettre à un tel débiteur, c'est remettre à un pauvre, c'est faire une oeuvre chrétienne, en partant de cette règle fine : Qu'il faut être prêt à perdre ce qu'on nous doit. Mais si on emploie toutes les voies de modération et de douceur pour se faire rendre, non pas tant par vue d'intérêt que pour corriger un homme à qui il est certainement dangereux d'avoir de quoi rendre et de ne pas rendre, non seulement on ne pèche pas, mais on rend un grand service . Car on empêche cet homme de perdre la foi en cherchant à s'approprier l'argent d'autrui : perte incomparablement plus grande. D'où il faut conclure que dans ces paroles : Remettez-nous nos dettes, il n'est pas précisément question d'argent, mais de toutes les offenses que l'on peut commettre envers nous, même en matière pécuniaire. En effet, celui-là vous offense, qui refuse de vous rembourser l'argent qu'il vous doit, quand il le peut. Et si vous ne lui remettez pas cette offense, vous ne pouvez pas dire : Remettez-nous, comme nous remettons. Si au contraire vous lui pardonnez, c'est que vous comprenez que cette prière impose le devoir de pardonner les offenses même en matière pécuniaire.
29. On pourrait sans doute encore ajouter que quand nous disons : Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons, nous sommes convaincus de violer cette règle en refusant de pardonner à ceux qui nous le demandent, alors que nous demandons nous-mêmes pardon à un Père plein de bonté. Mais le commandement qui nous impose l'obligation de prier pour nos ennemis (Mt 5, 44) ne s'applique pas à ceux qui nous demandent pardon : car dès lors ils ne sont plus nos ennemis. Or il est impossible de dire qu'on prie pour ceux à qui on ne pardonne pas. Il faut donc convenir qu'il est nécessaire de pardonner toutes les offenses commises contre nous, si nous voulons que notre Père nous pardonne celles dont nous sommes coupables envers lui. Quant à la vengeance, nous en avons, je pense, parlé assez longuement plus haut (Livre I, Chapitres 19-20).
CHAPITRE IX : DE LA TENTATION
30. Voici la sixième demande : Et ne nous induisez pas en tentation. Quelques exemplaires portent conduisez, ce qui à le même sens, car l'un et l'autre sont traduits du mot grec eisenegkes. Beaucoup disent, en récitant la prière : Ne permettez pas que nous soyons induits en tentation, afin de mieux expliquer le sens de cette expression : induisez. Car Dieu par lui-même n'induit point en tentation, mais il y laisse tomber celui à qui il a retiré son secours par un secret dessein et par punition. Souvent même, c'est pour des causes manifestes que Dieu le juge digne de cet abandon et le laisse tomber dans la tentation. Mais autre chose est de succomber à la tentation, autre chose d'être tenté. Sans tentation, personne ne peut-être éprouvé, ni pour lui-même, suivant ce qui est écrit : Celui qui n'a pas été tenté, que sait-il (Si 34, 9-11) ? ; ni pour les autres, suivant la parole de l'Apôtre : Et l'épreuve que vous avez éprouvée à cause de ma chair, vous ne l'avez point méprisée (Ga 4, 13-14) ; car si saint Paul a connu que les Galates étaient affermis, c'est que les tribulations qu'il avait éprouvées selon la chair n'avaient point éteint en eux la charité. Mais Dieu, qui sait toutes choses avant qu'elles arrivent, nous connaît même avant les tentations.
31. Quant à ces paroles : Le Seigneur vous tente pour savoir si vous l'aimez (Dt 13, 3), il faut interpréter pour savoir, dans le sens de pour vous faire savoir. C'est ainsi que nous disons une joyeuse journée, pour une journée qui rend joyeux ; un froid paresseux, pour un froid qui rend paresseux ; et combien d'autres locutions de ce genre ou introduites par l'usage, ou employées par le langage des docteurs, ou même usitées dans les saintes Écritures ! C'est ce que ne comprennent pas les hérétiques ennemis de l'Ancien Testament, quand ils prétendent que ces paroles : Le Seigneur votre Dieu vous tente, doivent être attribuées à l'ignorance ; comme si l'Évangile ne nous disait pas du Seigneur lui-même : Or il disait cela pour l'éprouver, car pour lui il savait ce qu'il devait faire (Jn 6, 6). En effet, si le Seigneur connaissait le coeur de celui qu'il éprouvait, qu'a-t-il voulu voir en l'éprouvant ? Évidemment, c'était pour que celui qu'il éprouvait se connût lui-même et condamnât son propre découragement en voyant la foule rassasiée d'un pain miraculeux, lui qui s'était imaginé qu'elle n'avait rien à manger.
32. On ne demande donc point ici de ne pas éprouver de tentation, mais de n'y pas succomber : à peu près comme un homme, devant subir l'épreuve du feu, demanderait, non pas que le feu ne le touchât pas, mais seulement qu'il ne le consumât pas. En effet, le feu éprouve les vases du potier, et l'atteinte de la tribulation, les hommes justes (Si 27, 6). Joseph a été tenté d'adultère, mais il n'y a point succombé (Gn 39, 7-12) ; Suzanne a été tentée, mais sans avoir été induite, ni entraînée dans la tentation (Dn 13, 19-24) ; et ainsi de beaucoup d'autres personnages de l'un et de l'autre sexe, et de Job surtout. Ces hérétiques, ennemis de l'Ancien Testament, en cherchant à tourner en dérision l'admirable fidélité de ce juste au Seigneur son Dieu, insistent particulièrement sur ce point : que Satan demanda permission de le tenter (Jb 1, 11). Ils demandent aux ignorants, à des hommes incapables de telles connaissances, comment Satan a pu parler à Dieu : ne voyant pas - et ils ne le peuvent, tant les superstitions et l'esprit de contention les aveuglent ! - ne voyant pas que Dieu n’est point un corps occupant un lieu dans l'espace, de manière à être ici et non là, à avoir ici une partie de lui-même et une autre ailleurs, mais qu'il est présent partout par sa majesté, sans division de parties et parfait en tous lieux. S'ils prennent dans le sens matériel ce qui est dit : Le ciel est mon trône et la Terre l'escabeau de mes pieds (Is 66, 1-7), passage que le Seigneur lui-même confirme en disant : Ne jurez ni par le ciel, parce qu'il est le trône de Dieu, ni par la Terre, parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds (Mt 5, 34-35), qu'y a-t-il d'étonnant que le démon, étant sur la Terre, se soit trouvé aux pieds de Dieu et lui ait parlé ? Quand pourront-ils comprendre qu'il n'y a pas une âme, tant perverse soit-elle, pourvu qu'elle reste capable d'un raisonnement, à qui Dieu ne parle par la voix de la conscience ? Car qui a écrit la loi naturelle dans le coeur de l'homme, sinon Dieu? C'est de cette loi que l'Apôtre a dit : En effet, lorsque les Gentils qui n'ont pas la loi, font naturellement ce qui est selon la loi, n'ayant pas la loi, ils sont à eux-mêmes la loi, montrant ainsi l'oeuvre de la loi écrite en leurs coeurs, leur conscience leur rendant témoignage, et leurs pensées s'accusant et se défendant l'une l'autre, au jour où Dieu jugera ce qu'il y a de caché dans les hommes (Rm 2, 14-16). Si donc, lorsqu'une âme raisonnable, même aveuglée par la passion, pense et raisonne, il ne faut point lui attribuer ce qu'il y a de vrai dans son raisonnement, mais bien à la lumière de la vérité qui l'éclaire encore, quoique faiblement et en proportion de sa capacité : faut-il s'étonner que l'âme perverse du démon, quoique égarée par la passion, ait appris par la voix de Dieu, c'est-à-dire par la voix de la vérité même, tout ce qu'elle pensait de vrai sur cet homme juste, au moment où elle voulait le tenter ? Mais ce qu'il y avait de faux dans son jugement doit être imputé à la passion même qui lui a fait donner le nom de diable, calomniateur. Du reste, c'est ordinairement par le moyen de la créature corporelle et visible que Dieu a parlé soit aux bons, soit aux méchants, étant le Maître et l'Administrateur de toutes choses et les réglant dans de justes proportions : comme aussi il s'est servi des anges qui ont apparu aux regards des hommes, et des prophètes qui avaient bien soin de dire : Voici ce que déclare le Seigneur. Comment donc, encore une fois, s'étonner, si on nous dit que Dieu a parlé au démon, non plus par la voix de la conscience, mais au moyen de quelque créature appropriée à ce but ?
33. Et qu'on ne s'imagine pas que ce fût un acte de déférence de la part de Dieu pour le démon, ou une récompense due aux mérites de celui-ci, que Dieu lui ait parlé. Dieu a parlé à une substance angélique, quoique insensée et cupide, comme il parlerait à une âme humaine cupide et insensée. Que nos adversaires nous disent comment il a parlé à ce riche dont il voulait blâmer la stupide avarice, en lui disant : Insensé, cette nuit même ne te redemandera-t-on pas ton âme ; et ce que tu as amassé à qui sera-t-il (Lc 12, 20) ? Il est certain que le Seigneur dit cela dans l'Évangile, auquel il faut bien que ces hérétiques se soumettent, bon gré mal gré. S'ils sont choqués de voir que Satan demande à Dieu la permission de tenter un juste, je ne me mets pas en peine d'expliquer le fait, mais je les requiers de me déclarer pourquoi le Seigneur lui-même dit dans l'Évangile à ses disciples : Voilà que Satan vous a demandés pour vous cribler comme le froment ; et ensuite à Pierre : Mais j'ai prié pour que ta foi ne défaille pas (Lc 22, 31) ? En s'expliquant là-dessus, ils se donneront à eux-mêmes la solution qu'ils me demandent. S'ils n'en peuvent venir à bout, qu'ils n'aient point la témérité de blâmer dans un autre livre ce qu'ils admettent sans difficulté dans l'Évangile.
34. Satan donc tente, non en vertu de sa propre puissance, mais par la permission de Dieu qui veut ou punir les hommes de leurs péchés, ou les éprouver et les exercer dans des vues de miséricorde. Il importe aussi beaucoup de distinguer la nature de la tentation. Celle où est Judas qui a vendu le Seigneur n'est point celle où a succombé Pierre qui, par timidité, a renié son Maître. Il y a aussi, ce me semble, des tentations humaines, quand par exemple, quelqu'un animé de bonnes intentions, échoue dans quelque projet, ou s'irrite contre un frère dans le désir de le corriger, mais un peu au-delà des bornes prescrites par la patience des chrétiens. C'est de celles-là que l'Apôtre dit : Qu'il ne vous survienne que des tentations qui tiennent à l'humanité ; puis il ajoute : Dieu est fidèle et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces ; mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer (1 Co 10, 13). » Par là il nous fait assez voir que nous ne devons pas demander d'être exempts de tentation, mais seulement de n'y pas succomber. Or nous succomberions, si elles étaient de nature à ne pouvoir être supportées. Mais, comme ces tentations dangereuses, où la chute est funeste, prennent leur origine dans la prospérité ou l'adversité temporelle, celui qui n'est point séduit par les charmes de la prospérité n'est point abattu par le coup de l'adversité.
35. Septième et dernière demande : Mais délivrez-nous du mal. Il faut demander non seulement d'être préservés du mal que nous n'avons pas, ce qui fait l'objet de la sixième demande ; mais encore d'être délivrés de celui où nous sommes déjà tombés. Cela fait, on n'aura plus rien à redouter, ni à craindre aucune tentation. Mais nous ne pouvons espérer qu'il en soit jamais ainsi, tant que nous serons dans cette vie, tant que nous subirons la condition mortelle où la fraude du serpent nous a placés. Cependant, nous devons compter que cela arrivera un jour, et c'est là l'espérance qui ne se voit pas, suivant le langage de l'Apôtre : Or l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance (Rm 8, 24). Toutefois, les fidèles serviteurs de Dieu ne doivent pas désespérer d'obtenir la sagesse qui s'accorde même en cette vie, et qui consiste à éviter, avec une vigilance assidue, tout ce que nous savons, par la Révélation de Dieu, devoir être évité ; et à embrasser, avec toute l'ardeur de la charité, ce qui doit, d'après la même Révélation, faire l'objet de notre ambition. C'est ainsi que, quand la mort aura dépouillé l'homme de ce poids de mortalité, il jouira en son temps et sans réserve du bonheur parfait, commencé en cette vie, et à la possession duquel tendent parfois, dès ce monde, tous nos voeux et tous nos efforts.
CHAPITRE X : LES TROIS PREMIÈRES ET LES QUATRE DERNIÈRES DEMANDES
36. Mais il faut étudier et maintenir soigneusement la différence entre ces sept demandes. Car, comme notre vie actuelle s'écoule dans le temps, que nous en espérons une éternelle, et que les choses éternelles l'emportent en dignité, bien qu'on n'y parvienne qu'en passant par les choses du temps, l'objet des trois premières demandes subsistera pendant toute l'éternité, quoi qu'elles aient leur commencement dans cette vie passagère, puisque la sanctification du Nom de Dieu a commencé à l'humble avènement du Seigneur ; que l'avènement de son Règne, quand il descendra au sein de la gloire, aura lieu, non après les temps, mais à la fin des temps ; que l'accomplissement de sa volonté - sur la Terre comme au Ciel, soit que par Ciel et Terre vous entendiez les justes et les pécheurs, ou l'esprit et la chair, ou le Christ et l'Église, ou tout cela à la fois - se complétera par la perfection de notre bonheur, et conséquemment par la fin des temps. En effet, la sanctification du Nom de Dieu sera éternelle, son Règne n'aura point de fin, et on nous promet une vie éternelle au sein de la parfaite félicité. Donc, ces trois objets subsisteront, parfaits et réunis, dans la vie qui nous est promise.
37. Quant aux quatre autres demandes, elles me semblent se rapporter à la vie du temps. La première est : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. Par le fait même qu'on dit pain quotidien, que ce soit la nourriture spirituelle, ou la subsistance matérielle, cela concerne le temps, que le Sauveur appelle : aujourd'hui. Non que la nourriture spirituelle ne soit pas éternelle, mais celle qu'on nomme ici quotidienne se donne à l'âme, ou par les Écritures ou par la Parole ou par d'autres signes sensibles (= le pain et le vin transsubstanciés en Corps et Sang du Christ) : toutes choses qui n'existeront plus quand tous seront instruits de Dieu et participeront, non plus par le mouvement du corps, mais par le pur intellect, à l'ineffable lumière de la vérité puisée à sa Source. Et peut-être emploie-t-on le mot de pain et non de boisson, parce que le pain se brise, se mâche et s'assimile comme aliment, de même que les Écritures s'ouvrent et se méditent pour nourrir l'âme, tandis que le breuvage préparé passe dans le corps en conservant sa nature ; en sorte que la vérité soit ici-bas le pain qu'on appelle quotidien, mais que, dans l'autre vie il n'y ait plus qu'un breuvage, puisé dans la vérité pure et visible, sans discussion pénible, sans bruit de paroles, sans qu'il soit besoin de briser et de mâcher. C'est ici-bas que nos offenses nous sont remises et que nous remettons celles qu'on nous a faites ; ce qui est l'objet de la deuxième des quatre dernières demandes ; car dans l'autre monde il n'y a plus de pardon à demander, parce qu'il n'y a plus d'offenses. Les tentations tourmentent aussi cette vie passagère ; mais il n'y en aura plus, quand cette parole sera accomplie : Vous les cacherez dans le secret de votre face (Ps 30, 21). Enfin, le mal dont nous demandons à être délivrés et cette délivrance même sont encore le partage de cette vie, que la divine justice a rendue mortelle par notre faute, et dont sa miséricorde nous délivre.
CHAPITRE XI : LES SEPT DONS DU SAINT-ESPRIT, LES SEPT DEMANDES DU PATER ET LES SEPT BÉATITUDES
38. Le nombre sept, que nous retrouvons dans ces demandes, me paraît aussi concorder avec le nombre sept par où a commencé tout ce sermon.
Si en effet c'est la crainte de Dieu qui rend heureux les pauvres d'esprit, parce que le Royaume des Cieux est à eux (Mt 5, 3), demandons que le Nom de Dieu soit sanctifié dans les hommes par la chaste crainte qui subsiste dans les siècles des siècles (Ps 118, 10).
Si c'est la piété qui rend heureux ceux qui ont le coeur doux, parce qu'ils posséderont la Terre en héritage (Mt 5, 5), demandons que le Règne de Dieu arrive, soit en nous-mêmes pour que nous devenions doux et ne résistions plus à sa voix, soit du Ciel en Terre par le glorieux avènement du Seigneur, alors que nous nous réjouirons et nous féliciterons, quand il dira : Venez, bénis de mon Père, prenez possession du Royaume préparé pour vous depuis le commencement du monde (Mt 25, 34). — Mon âme, dit le prophète, se glorifiera dans le Seigneur ; que ceux qui ont le coeur doux m'entendent et partagent mon allégresse (Ps 33, 2).
Si c'est la science qui rend heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés (Mt 5, 4), demandons que la volonté de Dieu se fasse sur la Terre comme au Ciel, parce qu'une fois que le corps comme terre sera soumis à l'esprit comme ciel, dans une paix pleine et parfaite, nous ne pleurerons plus ; car la seule raison pour laquelle nous pleurons ici-bas, c'est ce combat intérieur qui nous force à dire : Je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit ; puis à exprimer notre tristesse par ce cri lamentable: Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort (Rm 7, 23-24) ?
Si c'est la force qui rend heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (Mt 5, 6), prions pour qu'on nous donne aujourd'hui notre pain quotidien, qui nous soutienne et nous fortifie, afin de pouvoir parvenir au parfait rassasiement.
Si c'est le conseil qui rend heureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde (Mt 5, 7), remettons toute dette à nos débiteurs et prions pour que les nôtres nous soient remises.
Si c'est l'entendement qui rend heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (Mt 5, 8), prions pour n'être point induits aux tentations, de peur d'avoir le coeur double en poursuivant les biens temporels et terrestres, au lieu de ne rechercher que le bien simple et de lui rapporter toutes nos actions. En effet les tentations, provenant de ce qui semble pénibles et désastreux aux hommes, n'ont de prise sur nous qu'autant qu'en ont les choses qui flattent et qui passent chez les hommes pour bonnes et heureuses.
Si c'est la sagesse qui rend heureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (Mt 5, 9), prions pour être délivrés du mal, car c'est cette délivrance qui nous rendra libres, c'est-à-dire enfants de Dieu, en sorte que nous crions par l'esprit d'adoption : Abba, Père (Rm 8, 16 ; Ga 4, 6).
39. Il faut surtout bien remarquer que, parmi ces sept formules de prières que le Seigneur nous impose, il en est une sur laquelle il a jugé à propos d'attirer principalement notre attention : celle qui regarde le pardon des péchés, et par laquelle il veut nous rendre miséricordieux, ce qui est le seul moyen d'échapper à nos maux. En effet, les autres demandes ne contiennent point, comme celle-là, une sorte de pacte avec Dieu ; car nous lui disons : Pardonnez-nous comme nous pardonnons. Si nous n'observons point la condition, toute notre prière est sans fruit. Et la preuve c'est que le Sauveur lui-même nous dit : Car si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père qui est dans le Ciel vous remettra à vous-même vos péchés. Mais si vous ne les remettez point aux hommes, votre Père ne vous remettra point non plus vos péchés (Mt 6, 14-15).