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LE DÉSIR UNIVERSEL DU BONHEUR

 

INTRODUCTION

 

La question du bonheur traverse les âges, les cultures, les philosophies, les religions,... bref, traverse l'Homme. Elle n'a jamais manqué de susciter réflexions et polémiques comme en témoigne l'abondante bibliographie à son sujet. Nous voudrions l'aborder ici selon trois approches : tout d'abord, en relevant le désir universel du bonheur comme un fait, puis en exposant les diverses grandes conceptions antiques du bonheur et en leur opposant les objections modernes, enfin et surtout en apportant la réponse chrétienne à cette question.

 

LE DÉSIR UNIVERSEL DU BONHEUR : UN FAIT

 

Aristote, à la suite d'Eudoxe de Cnide, le notait déjà au IVe siècle avant Jésus-Christ : « le bien, c'est la visée de tout.[1]» Chez les Hommes, ajoutait-il, si ce bien a communément pour nom « bonheur », la controverse surgit dès que l'on demande ce qu'est le bonheur car les opinions sont alors multiples et varient souvent avec les aléas de la vie. Plaisir, santé, honneur, richesse, vertu, contemplation constituent néanmoins les grandes catégories dans lesquelles elles peuvent être rangées.

 

Saint Augustin, quant à lui, écrivait au Ve siècle après Jésus-Christ : « Tous certainement nous voulons vivre heureux, et dans le genre humain il n'est personne qui ne donne son assentiment à cette proposition avant même qu'elle ne soit pleinement énoncée » (De moribus ecclesiae catholicae 1,3,4).

 

Ces deux grands noms de l'antiquité païenne et chrétienne, auxquels bien d'autres pourraient être associés, ne font qu'exprimer un fait aisément constatable par tout un chacun en lui-même et chez ses semblables : l'Homme, d'où qu'il vienne et où qu'il soit, désire le bonheur. Mais ici s'arrête l'unanimité. La définition du bonheur et par conséquent les moyens pour l'atteindre sont objets de discordances. Les manières de vivre sont le reflet de cette divergence et les théories sur le bonheur ne font que cristalliser les différentes conceptions pratiques.

 

LES GRANDES CONCEPTIONS ANTIQUES DU BONHEUR

 

Le bonheur en quoi ? C'est là une autre façon de se demander ce qu'est le bonheur. Les philosophes de l'Antiquité se sont particulièrement penchés sur cette question[2]. L'ensemble de leurs doctrines, qui font du bonheur le Souverain bien et de sa recherche la fin de l'activité morale, a été désigné du nom d'« eudémonisme. »

 

Selon Platon (IVe s. avt JC), le bonheur consiste dans la contemplation du Bien en soi par l'esprit humain, le noûs. L'accès à cette vision passe par une purification. L'Homme doit entreprendre un détachement volontaire du monde sensible illusoire et s'exercer à la vertu, particulièrement celle de justice. La félicité est au-delà du corps, au-delà du monde présent. Elle commence ici-bas, mais s'accomplit dans une immortalité bienheureuse.

 

Pour Aristote (IVe s. avt JC), le bonheur est atteint en ce monde. Il réside premièrement dans la délectation que procure l'opération selon la vertu la meilleure qui relève de la raison spéculative. Cette vertu, c'est la sagesse ou contemplation de la vérité. Mais la félicité consiste aussi à titre second dans l'amitié qui est un amour désintéressé entre les personnes. Plaisirs sensibles et biens extérieurs (richesses, honneurs) contribuent au bonheur, mais ne le constituent pas.

 

Épicure (IV/IIIe s. avt JC), quant à lui, assimile le bonheur au plaisir. Mais à la différence de l'école cyrénaïque fondée par Aristippe de Cyrène et qui se portait vers toutes sortes de voluptés, il prône qu'il faut rechercher surtout les plaisirs simples et naturels. Sa réflexion le conduit à affirmer qu'il faut rapporter « tout choix et tout rejet à la santé du corps et à la sérénité de l'âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse.[3]» Cette sérénité de l'âme, Épicure la nomme « ataraxie. » Elle consiste en l'absence de trouble et l'indifférence de l'esprit.

 

Chez les stoïciens, comme Sénèque (Ier s. ap JC) , le bonheur ne résulte pas de l'activité humaine selon la vertu, mais il est cette activité elle-même : « C'est sur la vertu que s'édifie le véritable bonheur.[4]» Et cette félicité est toute de raison, rien d'émotif ne doit y être inclus. D'où un mépris des passions (plaisir, désir, inquiétude, crainte) et une recherche de l'« apathie. »

 

Ces grandes conceptions antiques du bonheur, auxquelles d'une certaine manière, mise à part la conception chrétienne, peuvent se ramener toutes celles qui suivront, qu'on pense par exemple à l'Empirisme de David Hume ou à l'Utilitarisme de John Stuart Mill et de Jérémy Bentham proches de l'Épicurisme, vont rencontrer des objections à partir du XVe et même du XIVe siècle, car si « pour les Anciens, la considération du bonheur constituait le critère principal en morale, pour les Modernes, le désir du bonheur apparaît plutôt comme un principe de corruption, ou du moins une menace pour la valeur morale des actes.[5]»

 

OBJECTIONS MODERNES AUX CONCEPTIONS DU BONHEUR

 

Différents systèmes de pensée vont donc peu à peu écarter la question du bonheur de la réflexion morale, tant philosophique que théologique, à tel point qu'elle en apparaîtra comme étrangère, voire contraire, à une conception rigoureuse et vraie de la morale. Nous en retenons deux : Le Nominalisme au XIVe siècle, le Kantisme au XVIIIe.

 

  • Le Nominalisme : il naît des doctrines de Guillaume d'Ockham (1280-1350) et va provoquer, en raison d'une conception nouvelle de la liberté, une rupture très nette avec les idées morales de la tradition antérieure. A propos du bonheur, Ockham affirme que l'Homme est libre de le désirer ou de le refuser, niant ainsi tout désir naturel d'être heureux. Ce primat absolu de la volonté qu'il enseigne le conduit à fonder sa morale sur les notions de loi et d'obligation au mépris de la quête du bonheur et des vertus : « Avec Ockham, c'est le centre même de la morale qui se déplace.[6]»

 

  • Le Kantisme : Kant (1724-1804) est à l'origine du terme « eudémonisme. » Il qualifie ainsi, en un sens péjoratif, les morales du bonheur de la pensée antique et des théologies chrétiennes. A ses yeux, « le véritable problème moral n'est absolument pas d'arriver à être heureux, mais d'être bon.[7]» Une morale fondée sur le bonheur serait en effet un égoïsme pratique à la recherche de la satisfaction des besoins. Seule est recevable une morale désintéressée, celle du pur devoir, de « l’impératif catégorique. »

 

Ces objections, qui sont en dernière analyse une négation du désir le plus cher et le plus universel de l'Homme, celui d'être heureux, ont particulièrement touché la théologie morale chrétienne, à tel point que le traité de la Béatitude disparaîtra des manuels jusqu'au XXe siècle. Pourtant, la réponse chrétienne à la question du bonheur prend en compte toute la dimension humaine à la fois corporelle et spirituelle, et ouvre, par la promesse de la vision de Dieu, une perspective qu'aucune philosophie n'avait pu ni ne pourra découvrir.

 

LA RÉPONSE CHRÉTIENNE

 

La Tradition chrétienne, de l'époque patristique à la grande scolastique médiévale, a su prendre en compte dans sa théologie le désir du bonheur qui habite tout Homme. Recueillant ce précieux héritage, le Catéchisme de l'Église catholique enseigne que « ce désir est d'origine divine : Dieu l'a mis dans le cœur de l'Homme afin de l'attirer à Lui qui seul peut le combler » (n° 1718). Le bonheur ne se trouve donc pleinement dans aucun bien créé, mais en Dieu. Par sa prédication des béatitudes (Mt 5, 1-12 ; Lc 6, 20-23), le Christ inaugure cette grande vérité inouïe jusqu'alors et qui dans le Nouveau Testament s'exprime de diverses manières :

 

  • Par le vocabulaire de la vision de Dieu : Mt 5, 8 : « Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu » ; 1 Jn 3, 2 : « Nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est » ; 1 Co 13, 12 : « Car nous le voyons à présent dans un miroir, en énigme, mais alors, ce sera face à face. »

  • Comme une entrée dans la joie du Seigneur : Mt 25, 21 : « Entre dans la joie de ton maître » ; Jn 15, 11 : « pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète. »

  • Par l’image des noces, reprise de l’Ancien Testament : Is 61, 10 : « comme l’époux orné du diadème, comme la fiancée que parent ses joyaux » ; Jn 3, 29 : « qui a l’épouse est l’époux » ; Ap 21, 2 : « [la Jérusalem céleste] belle comme une jeune mariée parée pour son époux. »

 

Ce bonheur est promis à l'Homme dans toutes ses dimensions : intellectuelle, affective, corporelle. Mais il dépasse ses capacités naturelles et résulte d'un don gratuit de Dieu qui élève sa créature jusqu'à la rendre participante de sa nature divine (Cf. 2 P 1,4). La Béatitude surnaturelle, qui se parachève dans la vision de l'essence divine, commence néanmoins dès ici-bas dans la relation que l'Homme entretient avec son Créateur par les vertus théologales de foi, d'espérance et de charité et implique des « choix moraux décisifs » (CEC n° 1723) pour que Dieu soit aimé par-dessus tout.

 

CONCLUSION

 

Profondément enraciné dans le cœur de l'Homme, le désir du bonheur que les Anciens avaient su mettre au centre de leur morale, quelle que soit la voie qu'ils prônaient pour l'assouvir, n'a pu être nié par certains modernes qu'au mépris d'une des inclinations humaines fondamentales. Si la Tradition chrétienne s'est trouvée déstabilisée par les doctrines issues du Nominalisme et du Kantisme dans la manière de présenter son enseignement, elle a su redécouvrir, comme en témoigne son Catéchisme, le chemin d'une morale du bonheur, si bien mise en valeur par saint Thomas d'Aquin dans la Somme de théologie (Ia IIae, q. 1-5), une morale qui s'organise autour de Dieu, fin ultime et suprême bonheur de l'Homme.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

  • ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Trad et présentation par R. Bodéüs, Flammarion, 2004.

  • Catéchisme de l'Église catholique, n° 1716-1729.

  • LABOURDETTE M., La fin dernière de la vie humaine (La Béatitude), Ia IIae,Qu. 1-5, nouvelle édition, Toulouse, 1990.

  • PINCKAERS S., Les sources de la morale chrétienne, Fribourg-Paris, 2e ed., 1990.

  • St THOMAS D'AQUIN, Somme théologique : Ia IIae, q. 1 à 5 : Béatitude, Paris, Cerf, ed. de la Revue des jeunes, 2001, Trad., notes et renseignements techniques par S. Pinckaers.

[1] Éthique à Nicomaque, Traduction et présentation par R. Bodéüs, Flammarion, 2004, p. 47.

[2] "La vie heureuse est l'objet de la vigilance des philosophes de tous les temps" St Augustin, De Civitate Dei, 1, VIII, III, 1.

[3] Lettre à Ménécée, in Lettres et Maximes, 127-129, trad. de M Conche, Paris, Ed. PUF, 1987, p. 221.

[4] SÉNÈQUE, La Vie Heureuse, Arléa, 1995, p. 42.

[5] PINCKAERS S., « Renseignements techniques », in Thomas d'Aquin, Somme théologique : Ia IIae, q. 1 à 5 : Béatitude, Paris, Cerf, 2001, appendice, p. 327.

[6] PINCKAERS S., Les sources de la morale chrétienne, Fribourg-Paris, 2e ed., 1990, p. 259.

[7] LABOURDETTE M., La fin dernière de la vie humaine (La Béatitude), Ia IIae, Qu. 1-5, nouvelle édition, Toulouse, 1990, p. 13.

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