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LES TROIS SAGESSES

philosophique, théologique, mystique

 

1 – La sagesse philosophique

 

« Tous les hommes désirent naturellement savoir », écrit Aristote († 384) au début de la Métaphysique (Livre A, I). La sagesse philosophique est une sagesse acquise par l'effort de l'intelligence humaine. Elle naît de l'étonnement – face au monde – qui provoque une quête de la vérité, et s'achève dans le repos et la joie de la contemplation, c'est-à-dire de la vérité possédée, connue parfaitement. On la divise généralement en deux grands domaines, la philosophie pratique et la philosophie spéculative qui comptent ensemble 7 grandes sections :

 

Philosophie pratique

 

La philosophie pratique cherche à connaître en vue de l'action. Elle est donc à proprement parler un savoir spéculativement pratique et comprend :

 

  • La philosophie du faire ou philosophie de l'art ou encore poétique : elle atteint l'homme comme un être travaillant, comme source d'une action transitive, c'est-à-dire qui transforme le monde.

  • La philosophie de l'agir ou philosophie morale ou éthique : elle atteint l'homme comme un être responsable de ses activités, comme source d'une action immanente, c'est-à-dire qui le transforme lui.

  • La philosophie politique : elle atteint l'homme comme un être social qui œuvre en relation avec d'autres hommes en vue du bien commun.

 

Philosophie spéculative

 

La philosophie spéculative cherche à connaître pour connaître et comprend :

 

  • La philosophie de la nature ou physique : elle atteint l'être en tant qu'il est mu, et principalement les causes propres de l'homme en mouvement par son corps.

  • La philosophie du vivant : elle atteint l'être en tant qu'il se meut lui-même, et principalement les causes propres de l'homme vivant capable de se mouvoir.

  • La philosophie de l'être ou philosophie première ou métaphysique : elle atteint l'être en tant qu'être, et principalement les causes propres de l'homme en tant qu'il est.

  • La philosophie de l'Être premier ou théologie naturelle : elle atteint l'Être suprême – appelé Dieu par les religions – en Lui-même et en tant que principe et fin de tous les êtres. La nécessité de poser son existence vient du fait que toutes les réalités que nous expérimentons sont limitées, et non donc pas l'être par elles-mêmes.

 

NB : La logique, art du raisonnement et de la définition, n'appartient à la philosophie que comme un instrument dont celle-ci use pour penser correctement.

 

La théologie naturelle constitue la sagesse philosophique par excellence parce qu'elle cherche à contempler la cause et fin suprême de l'univers à partir même de cet univers[1]. Elle est source d'une béatitude naturelle, mais imparfaite. Aristote demeure un guide privilégié pour avancer sur le chemin de la sagesse philosophique.

2 – La sagesse théologique

 

À la différence de la sagesse philosophique, la sagesse théologique ou théologie surnaturelle tire ses principes non de la Création, mais de la Révélation faite par Dieu. Elle cherche à connaître Dieu et toutes choses à partir de Lui en scrutant cette Révélation au moyen de la raison éclairée par la vertu théologale de foi. Du fait que la raison intervient dans la recherche, la sagesse théologique use de la sagesse philosophique à titre de servante. Elle se divise en deux grandes parties :

 

  • La théologie positive, qui regroupe les sciences théologiques ayant pour but l'acquisition du donné sur quoi portera la réflexion théologique.

  • La théologie spéculative, qui regroupe les sciences théologiques ayant pour but l'élaboration d'une réflexion systématique sur ce donné théologique, en vue de l'organiser et d'en prendre une connaissance plus vive et plus approfondie.

 

Théologie positive

 

La source de la théologie positive est la Parole de Dieu « en tant que, sous l'inspiration de l'Esprit divin, elle est consignée par écrit » (DV 9) l'Écriture – et en tant qu'elle a été confiée par le Christ et l'Esprit Saint aux apôtres pour être transmise intégralement à leurs successeurs – la Tradition. Écriture et Tradition sont « l'unique dépôt sacré de la Parole de Dieu confié à l'Église » (DV 10).

 

  • L'Écriture Sainte : la Révélation que Dieu nous a donné de lui-même à travers la Bible. Son étude constitue la théologie biblique dont l'exégèse (étude scientifique du texte biblique selon les méthodes de la philologie, de l'histoire littéraire, etc.) est le principal instrument de travail. NB : à côté de l'exégèse, interviennent d'autres sciences annexes telles que l'archéologie, l'histoire comparative des religions, etc.

  • La Tradition : elle vient des apôtres, « fait connaître à l'Église la liste intégrale des Livres Saints », explique l'Écriture, « la rend continuellement opérante » (DV 8) et comprend :

  • Le commentaire « fondateur » de l'Écriture légué par les écrivains chrétiens de la période originelle de l'histoire de l'Église, écrivains qui sont appelés Pères de l'Église – « L'enseignement des saints Pères atteste la présence vivifiante de cette Tradition » (DV 8). Leur étude constitue la théologie patristique, à l'intérieur de laquelle on distingue parfois sous le nom de patrologie l'approche historique et littéraire de la vie et des œuvres des différents Pères de l'Église.

  • Le déploiement du contenu de la Révélation scripturaire par la contemplation des croyants, leur étude de la Parole de Dieu et leur intelligence intérieure des choses spirituelles (DV 8), par les actes solennels du Magistère : actes des conciles et du Magistère extraordinaire (définitions dogmatiques), mais aussi du Magistère ordinaire du Pape (encycliques, bulles, allocutions...) et des évêques (lettres pastorales, actes des conférences épiscopales, etc.) : théologie des actes du Magistère.

  • La liturgie : rumination du mystère de Dieu dans la prière officielle de l'Église, selon l'adage théologique : lex orandi, lex credendi qui se traduit « la règle de la prière est la règle de la foi », c'est-à-dire que la prière officielle a valeur de règle pour la foi : théologie liturgique.

 

NB : L'Écriture et la Tradition « tendent à une même fin » et procèdent « d'une source divine identique » (DV 9) par le Christ et l'Église car ce sont les apôtres et les évangélistes qui ont reçu la mission de prêcher et de mettre par écrit la Révélation, ainsi que la mission de la conserver et de l'interpréter de façon authentique, par eux-mêmes et par leurs successeurs. « La théologie sacrée s'appuie sur la parole de Dieu écrite, inséparable una cum de la sainte Tradition, comme sur un fondement permanent » (DV 24). « Cette sainte Tradition et la Sainte Écriture [...] sont comme un miroir où l'Église en son cheminement terrestre contemple Dieu, dont elle reçoit tout jusqu'à ce qu'elle soit amenée à le voir face à face tel qu'il est » (DV 7).

 

Théologie spéculative

 

Elle se divise en deux grandes parties :

 

  • La théologie dogmatique, qui est l'étude systématique des vérités à croire (dogmes) ou encore l'explication des différents aspects du mystère de Dieu et du monde, vu à partir de Dieu.

  • La théologie morale : l'étude des moyens de vivre selon le plan de Dieu, conformément à la volonté de Dieu, pour parvenir à voir Dieu, Béatitude, fin bienheureuse de l'homme. À l'instar de la philosophie pratique, la théologie morale est un savoir spéculativement pratique.

 

Divisions de la théologie dogmatique :

 

  • Le mystère de Dieu en lui-même, envisagé d'abord dans l'unité de sa nature puis dans la communion des Personnes trinitaires.

  • Le mystère du monde vu à partir de Dieu :

        • La Création, dans l'étude de laquelle sont incluses celle du « Gouvernement divin » (création continuée, acte permanent coextensif à toute l'histoire), de la grâce (appel que Dieu adresse à sa créature à partager sa propre Vie), du déroulement historique de la Création : péché originel, etc.

        • Le Christ à propos duquel on considère tour à tour : l'Incarnation du Verbe et la Rédemption par sa Pâque.

        • L'Église.

        • Les Sacrements.

        • Les fins dernières ou eschatologie, c'est-à-dire la fin du monde, le retour du Christ ou parousie, la Résurrection de la chair et de l'univers, le Jugement dernier, le ciel, l'enfer et le purgatoire.

 

Divisions de la théologie morale :

 

  • La Béatitude : fin ultime de la vie humaine, ce pour quoi l'homme a été créé par Dieu.
  • Les actes humains : moyens d'atteindre ou de manquer la Béatitude : en général (morale générale) : dans leur nature et leurs principes communs (vertus, vices, loi, grâce) ; en particulier (morale spéciale) : dans la diversité de leurs espèces (foi, espérance, charité, prudence, justice, force, tempérance,...).

 

S. Thomas d'Aquin († 1274), déclaré “Docteur commun” de l'Église par le Pape Léon XIII († 1903), demeure le guide principal pour avancer sur le chemin de la sagesse théologique. Il remarque dans la Somme de théologie que « La connaissance du divin que l'on obtient par une étude et une enquête de la raison peut coexister avec le péché mortel[2]. [Mais que] tel n'est pas le cas de la sagesse [mystique] » (Ia IIae, q. 45, a. 4, ad 2) qui suppose la vertu théologale de charité.


3 – La sagesse mystique

 

Si la sagesse théologique se trouve au-dessus de la sagesse philosophique, la sagesse mystique ou théologie mystique, elle, les surpasse toutes les deux[3]. Sagesse infuse, connaissance expérimentale des profondeurs de Dieu, elle permet, comme dit le Pseudo-Denys, non plus seulement d'apprendre comme les sagesses philosophique et théologique, mais de pâtir les choses divines[4]. La raison et la foi ne suffisent donc plus. Il faut qu'elles soient perfectionnées par le don d'intelligence et surtout le don de sagesse, deux des sept dons du Saint-Esprit infusés dans l'âme humaine avec les trois vertus théologales de foi, d'espérance et de charité lors du baptême. Voici ce qu'en dit S. Thomas d'Aquin :

 

La sagesse comptée parmi les dons du Saint-Esprit [sagesse mystique] est différente de celle qui est comptée comme une vertu intellectuelle acquise [sagesse philosophique]. Car celle-ci s'obtient par l'effort humain, et celle-la, au contraire “descend d'en-haut”, comme dit S. Jacques (3, 15). Elle diffère aussi de la foi, car la foi donne son assentiment à la vérité divine considérée en elle-même, tandis que c'est le jugement conforme à la vérité divine qui est le fait du don de sagesse. Et c'est pourquoi le don de sagesse présuppose la foi, car “chacun juge bien ce qu'il connaît”, dit le Philosophe [Aristote]. (Ia IIae, q. 45 a. 1, ad 2)

 

L'homme, ainsi pris par l'Esprit Saint qui « scrute tout, jusqu'aux profondeurs divines » (1 Co 2, 10), est dit « sage absolument, en tant qu'il peut juger et ordonner toutes choses selon les règles divines » (Ia IIae, q. 45 a. 1). Mais si la sagesse mystique est un suprême savoir, elle demeure néanmoins en grande partie indicible et donc incommunicable, parce qu'elle est une expérience affective, une forme de saveur ou de toucher de Dieu. Cette “sympathie” avec Dieu nous est donnée par la vertu théologale de charité qui, comme l'écrit S. Paul, « a été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit » (Rm 5, 5) et qui nous unit immédiatement[5] à Dieu. C'est en effet le propre de la charité de produire « une certaine union spirituelle par laquelle la volonté est en quelque sorte transformée » en Dieu (Ia IIae, q. 62, a. 3).

 

S. Jean de la Croix ( 1591), surnommé le “Docteur mystique”, est l'un des guides privilégiés pour avancer sur le chemin de la sagesse mystique. Son expérience de Dieu, chantée sous forme de poèmes dont il a laissé un commentaire, ne communique évidemment pas cette sagesse, puisqu'elle ne peut venir que de Dieu, mais est à même de nous éclairer dans notre propre quête d'union contemplative avec la divinité qu'initie et accomplit l'Esprit Saint, Lui qui souffle où Il veut (cf. Jn 3, 8) et quand Il veut. Le philosophe français Jacques Maritain († 1973) distingue ainsi S. Thomas d'Aquin et S. Jean de la Croix : « Saint Thomas [...] est le Docteur par excellence de la théologie dogmatique et morale, il est en particulier le Docteur par excellence de la science spéculativement pratique de la contemplation et de l'union à Dieu. Saint Jean de la Croix est le Docteur par excellence de la science pratiquement pratique de la contemplation et de l'union à Dieu. L'un explique et fait voir, l'autre guide et conduit ; l'un projette sur l'être toutes les lumières intelligibles, l'autre mène la liberté à travers toutes les nuits du dépouillement ; par sa mission enseignante l'un est un démonstrateur, l'autre un praticien de la sagesse »[6].


[1] « L'Église, notre Mère, tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées, car, “depuis la création du monde, ce qu'il y a d'invisible se laisse voir à l'intelligence grâce à ses œuvres” (Rm 1, 20) » (Concile Vatican I, Ds 3004).

[2] À moins que ce péché ne soit un péché contre la foi, car la théologie requiert nécessairement la foi théologale.

[3] Sur la différence entre sagesse théologique et sagesse mystique vue par S. Thomas d'Aquin, cf. Ia, q. 1, a. 6, ad 3. Cf. aussi Ia IIae, q. 45 a. 2.

[4] Cf. De divinis nominibus, II, 2, PG 3, 674.

[5] Cf. IIa IIae, q. 27, a. 4, ad 3.

[6] Les degrés du savoir, chap. VIII “Saint Jean de la Croix”, Œuvres complètes, Vol. IV, Fribourg-Suisse 1983, p. 835.