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DÉFINITION ET TYPOLOGIE THOMASIENNES DE LA LOI

 

Introduction

 

Dans la Ia IIae de la Somme de théologie, le traité de « la loi » (q. 90-108) ouvre la section consacrée aux principes extérieurs des actes humains (q. 90-114). Il fait suite à l'étude des principes intérieurs de ces mêmes actes : les vertus (q. 55-70) et les vices avec les péchés qui en découlent (q. 71-89)[1]. S. Thomas distingue deux principes extrinsèques des actes humains (Cf. Ia IIae, q. 90, prol.) : le diable, « principe extérieur qui porte à l'acte mauvais », envisagé comme tel dans la Ia Pars (q. 114), et Dieu, « principe externe qui nous fait bien agir », soit par l'instruction de sa loi, soit par le soutien de sa grâce (Ia IIae, q. 109-114). Nous nous pencherons ici sur la définition de la loi ainsi que sur la diversité des lois telles que les envisage le Maître d'Aquin.

 

Définition de la loi

 

La définition thomasienne de la loi fait l'objet de la q. 90 de la Ia IIae. Dans sa forme achevée, elle se présente comme suit : la loi est « une ordonnance de la raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté » (Ia IIae, q. 90, a. 4). S. Thomas consacre un article à chacune des parties qui la constituent :1) la loi est une ordonnance de la raison ; 2) la loi est en vue du bien commun ; 3) la loi vient de celui qui a la charge de la communauté ; 4) la loi doit être pro­mulguée.

 

La loi : une ordonnance de la raison (Ia IIae, q. 90, a. 1)

 

Parce que « la loi est une règle d'action, une certaine mesure de nos actes », elle est une œuvre de la raison, et plus précisément de la raison pratique[2], à qui il revient d'ordonner les actes humains, de les régler en vue d'une fin. La loi ne relève donc pas immédiatement de la volonté qui « doit être el­le-même réglée par une raison » (ad 3). Autrement dit, elle tient sa force normative de son caractère raisonnable, de sa conformité à la vérité, de son objectivité, et non d'une volonté qui mépriserait les exigences de la raison, verserait dans le subjectivisme et deviendrait inique et tyrannique. S. Thomas va affiner cette définition encore générale de la loi qui convient à toutes les activités morales de l'homme, en faisant appel à la fin de l'acte législatif : le bien commun.

 

La loi est en vue du bien commun (Ia IIae, q. 90, a. 2)

 

La loi a la raison pratique pour principe. Mais la raison pratique elle-même a pour principe la fin ul­time de la vie humaine que constitue la vision de Dieu ou Béatitude. Donc la loi est une œuvre de la raison pratique qui « traite surtout de ce qui est ordonné à la Béatitude ». Toutefois, la raison a aussi pour fin, à titre secondaire et donc « subordonné à la fin dernière[3]», la félicité de la cité des hommes, béatitude imparfaite qui, dans l'ordre des réalités temporelles, tient lieu de fin ultime. Cette félicité, c'est le bien commun de la société politique. Par conséquent, « toute loi est ordonnée au bien commun », auquel est chargé de veiller celui qui gouverne.

 

La loi vient de celui qui a la charge de la communauté (Ia IIae, q. 90, a. 3)

 

Après avoir établi que la loi est une ordonnance de la raison en vue du bien commun, S. Thomas en vient à se demander si « la raison de n'importe qui peut faire une loi ». Il y répond par la négative parce que la loi, en tant justement qu'elle est ordonnée au bien commun, ne peut avoir pour auteur que celui qui est pleinement « au niveau de ce bien commun[4]», le responsable de la communauté, c'est-à-dire soit l'ensemble des individus qui composent cette communauté, « le peuple tout entier », soit le représentant du peuple.

 

La loi doit être promulguée (Ia IIae, q. 90, a. 4)

 

La loi ne peut être règle commune que si elle est portée à la connaissance de tous ceux à qui elle s'adresse. Il incombe à l'autorité compétente de la promulguer pour qu'elle acquiert « force obliga­toire » auprès de chacun des membres de la communauté.

 

Pour S. Thomas, la définition de la loi comme « ordonnance de la raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté » va s'appliquer de manière analogique aux divers types de lois : éternelle, naturelle, humaine et divine.

 

Typologie de la loi

 

Les diverses espèces de lois font l'objet d'une première approche à la question 91 de la Ia IIae et sont reprises une à une de manière approfondie[5] des questions 93 à 108.

 

La loi éternelle (Ia IIae, q. 91, a. 1 ; q. 93)

 

La loi éternelle n'est autre que Dieu lui-même en tant qu'il est la raison suprême qui conçoit, crée et conduit l'univers. Elle est « la pensée de la Sagesse divine, selon que celle-ci dirige tous les actes et tous les mouvements » (Ia IIae, q. 93, a. 1) de ses créatures pour les mener à leur fin. La définition générale de la loi telle qu'elle a été établie à la question 90 peut lui être appliquée comme suit :

 

  • Elle est une ordonnance de la raison : celle de Dieu qui gouverne la création.

  • Elle est en vue du bien commun : Dieu comme Fin de la création (Cf. q. 91, a. 1, ad 3).

  • Elle vient de celui qui a la charge de la communauté : Dieu comme Auteur de la création.

  • Elle est promulguée : par le Verbe divin en Dieu et dans la création même. « Toutefois, du côté de la créature [...] il ne peut y avoir de promulgation éternelle » (q. 91, a. 1, ad 2) et cette pro­mulgation n'est pas connue de tous au même degré. Les bienheureux, qui jouissent de la vision de Dieu, la connaissent en elle-même. Mais les autres créatures raisonnables la connaissent dans ses effets et à proportion de leur connaissance de la vérité, qui est « une participation de la loi éternelle, elle-même Vérité immuable » (q. 93, a. 2).

 

Dans la mesure où elles sont raisonnables, toutes les lois procèdent de la loi éternelle, Raison su­prême de laquelle participe toute raison (q. 93, a. 3) et à laquelle est soumis tout ce qui se trouve de nécessaire ou de contingent dans les créatures (q. 93, a. 4), mais d'une manière différente selon qu'elles sont doués ou non de raison (q. 93, a. 5). Chez l'homme, seuls « les bons sont parfaitement soumis à la loi éternelle, puisqu'ils agissent toujours en s'y conformant » (q. 93, a. 6). Les pécheurs, quant à eux, n'y sont soumis qu'imparfaitement en raison de leurs actes mauvais, mais la peine qu'ils subissent vient compenser cette déficience.

 

La loi naturelle (Ia IIae, q. 91, a. 2 ; q. 94)

 

S. Thomas définit la loi naturelle comme « une participation de la loi éternelle dans la créature rai­sonnable » (q. 91, a. 1). Cette participation se situe au niveau de la raison pratique qui, par sa lu­mière propre, discerne comment il convient d'agir. « Faire et rechercher le bien, éviter le mal » (q. 91, a. 2) constitue le précepte initiale de la loi naturelle déposé par Dieu en l'homme dès sa création. Il est à la raison pratique ce que les principes premiers sont à la raison spéculative : évident, indémontrable, source de tout raisonnement dans l'ordre de l'action. « Sur cet axiome se fondent tous les autres préceptes de la loi naturelle » (q. 94, a. 1) qui relèvent également de la syndérèse ou habitus naturel des premiers principes de l'action humaine (q. 94, a. 1, ad 2), et que le Maître d'Aquin divise pour l'homme d'après l'ordre de ses inclinations naturelles (q. 94, a. 2) :

 

  • Les préceptes relatifs à son désir d'être et de vivre qui le pressent de prendre soin de son exis­tence et de protéger sa vie. Le droit de légitime défense relève de cette catégorie.

  • Les préceptes liés à son animalité : l'union sexuelle, la procréation et l'éducation des enfants.

  • Les préceptes relatifs à son désir de connaître la vérité, Dieu par-dessus tout, et de vivre en société qui le poussent à éviter l'ignorance et à ne pas faire de tort à son prochain.

 

De même que la définition générale de la loi s'appliquait à la loi éternelle, de même elle convient à la loi naturelle :

 

  • Elle est une ordonnance de la raison : celle de l'homme en tant qu'il se gouverne lui-même.

  • Elle est en vue du bien commun : Dieu et la société à laquelle l'homme appartient.

  • Elle vient de celui qui a la charge de la communauté : Dieu comme créateur de l'homme.

  • Elle est promulguée : par Dieu à l'esprit de l'homme.

 

La loi humaine (Ia IIae, q. 91, a. 3 ; q. 95)

 

La loi humaine découle en droite ligne de la loi naturelle et est mesurée par elle. Elle est « ces dis­positions particulières découvertes par la raison humaine » (q. 91, a. 3) à partir des préceptes géné­raux et innés de la loi naturelle, dispositions utiles à l'homme pour l'aider à atteindre la perfection de la vertu et à vivre en paix avec ses semblables (q. 95, a. 1). Mais il y a une double dérivation de la loi naturelle (q. 95, a. 2):

 

  • Par mode de conclusions : par exemple, du précepte « il ne faut pas faire le mal » vient celui de « il ne faut pas tuer ». Les dispositions de ce mode relèvent cependant plus du droit naturel que de la loi humaine prescrite.

 

  • Par mode de détermination : par exemple, la loi naturelle appelle une punition sur celui qui commet une faute. La manière dont il doit l'être ressortit à la loi humaine qui justement la déter­mine et c'est là le droit dit « positif ».

 

L'enseignement apporté par la loi humaine profite, et à ceux qui inclinent à bien agir, et à ceux qui sont « pervers et portés au vice » (q. 95, a. 1). Chez les premiers, il « répond à l'inclination natu­relle[6]», tandis que chez les seconds, il fait l'effet d'une contrainte.

 

La loi divine (Ia IIae, q. 91, a. 4) : loi ancienne (q. 98-105) ; loi nouvelle (q. 106-108)

 

Cette loi relève, non plus de l'ordre naturel comme la loi naturelle et la loi humaine, mais de l'ordre surnaturel. Elle est « donnée par Dieu » (q. 91) à l'homme, avant tout pour l'amener à partager sa vie divine. Autrement dit, elle est proportionnée à la destinée humaine surnaturelle. Mais elle est aussi révélée dans l'histoire en raison de la faiblesse du jugement de l'homme qui peine par lui-même à diriger ses actes propres et ne peut connaître les « mouvements intérieurs qui sont cachés » (q. 91), pourtant eux aussi à rectifier pour atteindre à la perfection de la vertu. Enfin, la loi divine était né­cessaire « en vue d'interdire tous les péchés » (q. 91) car la loi humaine ne peut tout régler.

 

Suivant le donné révélé, S. Thomas divise la loi divine en loi ancienne et loi nouvelle, toutes deux visant « à fonder principalement une amitié entre l'homme et Dieu » (q. 99, a. 2), mais la nouvelle venant parfaire l'ancienne (q. 107, a. 2) :

 

  • La loi ancienne : en ses préceptes moraux, elle se résume au Décalogue (q. 100, a. 3) et fut don­née dans son ensemble au peuple juif plutôt qu'aux autres selon le mystérieux dessein divin (q. 98, a. 4) pour orienter les hommes vers le Christ (q. 98, a. 2).

 

  • La loi nouvelle : à la différence de la loi ancienne, elle est principalement une loi intérieure. L'Aquinate la définit comme « la grâce du Saint-Esprit donnée par la foi au Christ » (q. 106, a. 1) et opérant par la charité. Mais elle comprend pourtant, à titre secondaire, « certaines dispositions qui préparent à la grâce du Saint-Esprit », les œuvres littéraires du Nouveau Testament, par les­quelles elle est aussi une loi écrite.

 

Conclusion

 

La définition et la typologie thomasiennes de la loi sont particulièrement riches et leur pertinence a traversé les âges. Pour s'en rendre compte, il n'est que de constater les multiples emprunts faits au Maître d'Aquin par le CEC dans sa section dédiée à la loi morale (n° 1950-1986).

 

[1] S. Thomas ne reprend pas dans la Ia IIae l'étude des principes intérieurs que sont les puissances de l'âme (Cf. Ia IIae, q. 49, prologue) puisqu'il en a traité dans la Ia Pars (q. 75-89).

[2] « La raison pratique rend jugement et sentence en matière d'action » (Ia IIae, q. 74, a. 7).

[3] Labourdette M., De la loi, Cours de théologie morale 6, Toulouse, 1959, p. 14.

[4] Labourdette M., Op. cit., p. 17.

[5] Exception faite de la loi du péché pour laquelle S. Thomas renvoie (Cf. q. 93, prol.) au traité du péché originel (q. 81-83).

[6] Labourdette M., Op. cit., p. 56.