JUSTIFICATION : NÉCESSITÉ ET NATURE DE LA GRÂCE

 

Introduction

 

Créé à l'image de Dieu, c'est-à-dire doué d'intelligence, de volonté et de libre-arbitre, l'homme est comme « le père de ses actes » (CEC 1749). Par eux, dans ce qu'ils ont de spécifiquement humains, il s'avance vers la Béatitude divine à laquelle le convie son Créateur s'ils sont bons, ou s'en détourne s'ils sont mauvais. À l'origine de ces actes, se trouvent divers principes intrinsèques (puissances de l'âme, vertus et vices) et extrinsèques (Dieu et le démon). Les vices et le démon portent à l'acte mauvais, tandis que les vertus et Dieu, soit que Celui-ci instruise par sa Loi, soit qu'Il soutienne par sa grâce, font bien agir. Nous étudierons ici la grâce quant à son premier effet, la justification, puis sous l'aspect de sa nécessité pour parvenir à la Béatitude, enfin quant à sa nature.

 

La justification : premier effet de la grâce

 

Hérité des lettres de S. Paul (Rm et Ga), le terme de « justification » est défini par le Concile de Trente, dans son Décret sur la justification, comme « un transfert de l'état dans lequel l'homme naît du premier Adam à l'état de grâce et d'adoption des fils de Dieu (Rm 8, 15) par le second Adam, Jésus-Christ, notre Sauveur » (Denz. 1524). La justification est donc le passage de l'état de péché à l'état de grâce. Elle remet le péché (originel et personnel) et élève à la communion de la vie divine. Seul Dieu peut réaliser une telle œuvre, car elle excède les forces naturelles de l'homme. Toutefois, elle requiert la collaboration du libre-arbitre humain, qui s'y dispose sous l'action de la grâce et l'accueille par la foi en Jésus-Christ et le baptême (CEC 1987). Selon la formule de S. Augustin : « Dieu qui [...] t'a fait sans toi ne te justifie pas sans toi » (Serm. 169, 13). Diverses causalités concourent à cette œuvre. Le Concile de Trente les détaille comme suit (Denz. 1529) :

 

  • Cause finale : la gloire de Dieu et du Christ, et la vie éternelle.

  • Cause efficiente : Dieu qui, dans sa miséricorde, lave et sanctifie gratuitement.

  • Cause méritoire : la Passion du Christ.

  • Cause instrumentale : le baptême, sacrement de la foi.

  • Cause formelle : la justice de Dieu « non pas celle par laquelle il est juste lui-même, mais celle par laquelle elle nous fait justes ».

 

Par la justification qui vient de la grâce divine, l'homme n'est pas seulement réputé juste, mais il devient et est vraiment juste. La grâce fait de lui une créature nouvelle après son état de déchéance consécutif au péché originel. Toutefois, là ne réside pas la seule raison, ni surtout la première, de la nécessité de la grâce.

 

Nécessité de la grâce

 

La grâce est nécessaire à l'homme tout d'abord pour l'élever à la communion de vie avec Dieu, puis pour le guérir du péché. Bien qu'il s'agisse de la même grâce, on la distingue selon ces effets en grâce « élevante » (gratia elevans) et grâce « sanante » (gratia sanans[1]).

 

Nécessité de la grâce élevante

 

En créant l'homme, Dieu a mis dans son cœur un désir naturel de savoir et de bonheur que rien ne saurait pleinement et définitivement satisfaire hormis la vision de Dieu Lui-même en son essence (CEC 1718 et 2002), autrement dit « vision béatifique ». Toutefois, si l'homme est naturellement porteur de ce désir ouvert sur l'Infini, il demeure incapable de l'assouvir par ses propres moyens tant le mode d'existence de Dieu surpasse la nature humaine. Seul Dieu, par un don surnaturel, peut rendre l'homme participant de sa vie divine et l'élever jusqu'à la contemplation de sa gloire. Ce don, parce qu'il procède, sans contrainte, de la libéralité du Créateur, est purement gratuit, et de là son nom de « grâce ». La nécessité de la grâce tient donc fondamentalement à la vocation de l'homme à la Béatitude et à sa nature finie. C'est dire qu'elle précède le péché des origines et que la nature humaine d'Adam réclamait déjà cette surélévation gracieuse, sans laquelle il ne pouvait mériter la vie éternelle. De fait, il était constitué dans un état de sainteté et de justice originelle[2].

 

Nécessité de la grâce sanante

 

Par son péché, le premier homme n'a rien changé à sa vocation surnaturelle, mais sa nature, elle, en plus d'être finie s'en est trouvée blessée et c'est ainsi qu'il l'a transmise à ses descendants. Qu'est-ce à dire ? Toujours incapable d'atteindre sa fin surnaturelle par lui-même, l'homme se voit en outre empêché d'accomplir même le bien proportionné à sa nature, à cause de la concupiscence qui, en déréglant ses facultés morales, lui fait perdre la maîtrise de soi et l'incline au mal (CEC 2515). De ce fait, la grâce n'est plus seulement nécessaire pour élever l'homme à la Béatitude, il lui faut encore faire œuvre de destruction du péché (originel et personnel) et de guérison des puissances affaiblies de l'âme pour que les appétits soient autant que possible soumis à la raison. C'est elle qui sanctifie et justifie l'homme de nouveau.

 

Nature de la grâce

 

La grâce élevante et la grâce sanante, comme nous l'avons déjà noté, sont les deux fonctions d'une même grâce : la grâce sanctifiante ou déifiante (CEC 1999) qui, perdue par Adam, est redonnée à l'homme par Dieu dans le sacrement du baptême, en considération des mérites du Christ. En tant que cette grâce est créée, elle se distingue de la Grâce Incréée ; en tant que rendant agréable à Dieu (gratia gratum faciens), de la grâce gratuitement donnée (gratia gratis data) ; en tant que habituelle, de la grâce actuelle. Enfin, selon la manière dont la grâce habituelle et actuelle produit son effet, on distingue la grâce opérante (gratia operans) de la grâce coopérante (gratia cooperans), et la grâce prévenante (gratia præveniens) de la grâce subséquente (gratia subsequens). Ce sont là les principales distinctions de la grâce qu'il nous faut maintenant étudier.

 

Grâce Incréée et grâce créée

 

Dans l'œuvre de la justification et de la sanctification de l'homme, la grâce est d'abord et principalement Dieu, Amour éternel, qui se donne Lui-même à sa créature, tout spécialement en la Personne de l'Esprit Saint (CEC 2003), d'où le nom de « Grâce Incréée ». La grâce sanctifiante, elle, est une réalité créée, infusée dans l'âme humaine par la Grâce Incréée, et qui surélève la nature et ses puissances en vue de l'union à Dieu. Le rapport de priorité entre la Grâce Incréée et la grâce créée quant à leur réception en l'homme est particulièrement subtil. En tant que Dieu cause la grâce créée et en est la fin, l'Esprit Saint est reçu avant ses dons. Mais en tant que l'homme est disposé par la grâce créée à la Grâce Incréée[3], les dons divins précédent le Saint-Esprit. Grâce Incréée et grâce créée sont en réalité inséparables.

 

Grâce gratum faciens et grâce gratis data

 

Il faut commencer par remarquer que « toute grâce est absolument gratuite et mérite à ce titre d'être appelée "gratis data" »[4]. La terminologie traditionnelle de gratia gratis data pour un type de grâce est donc, reconnaissons-le, maladroite. Le Catéchisme de l'Église catholique préfère parler en ce cas de « grâce spéciale » ou « charisme » (n° 2003). En quoi diffère-t-elle de la grâce sanctifiante (gratia gratum faciens) ? L'une et l'autre sont ordonnées au retour de l'homme à Dieu, mais tandis que celle-ci unit la créature à son Créateur en la dotant d'une participation à la vie divine et en la sanctifiant personnellement, et ainsi la Lui rendant agréable (gratum faciens), celle-là ne justifie pas, mais est donnée à un homme pour qu'il puisse, soit coopérer au retour vers Dieu d'un autre homme (cf. Ia IIæ, q. 111, a. 1) – par exemple par le charisme de prophétie – soit avancer lui-même dans la grâce gratum faciens comme l'y aide le charisme du parler en langue[5]. De plus, alors que la grâce sanctifiante demeure en permanence dans l'âme, le charisme y existe par mode d'impression passagère (cf. IIa IIæ, q. 171, a. 2).

 

Grâce habituelle et grâce actuelle

 

Le Catéchisme définit la grâce sanctifiante comme « un don habituel, une disposition stable et surnaturelle perfectionnant l'âme même pour la rendre capable de vivre avec Dieu, d'agir par amour » (n° 2000). Cette grâce est donc un habitus infusé par Dieu qui ne qualifie pas une des puissances de l'âme, mais son essence même. C'est pourquoi l'on dit qu'elle est un habitus entitatif[6], et non opératif, telle la vertu. S. Thomas d'Aquin en parle comme d'« un certain état habituel (quædam habitudo) présupposé aux vertus infuses, comme leur principe et leur racine » (Ia IIæ, q. 110, a. 3, ad. 3). En tant qu'elle est de la sorte une disposition stable, on la nomme aussi « grâce habituelle », et par là elle se distingue de la grâce actuelle qui, entitative et sanctifiante elle aussi, donc gratum faciens, est néanmoins transitoire comme le charisme, et a pour rôle de faire passer à l'action. Autrement dit, la grâce habituelle est une qualité inhérente à l'âme, la grâce actuelle en est « un certain mouvement » qui vient de Dieu, afin d'aider l'homme à connaître, vouloir et agir (Cf. Ia IIæ, q. 110, a. 2).

 

Grâce opérante et coopérante

 

Cette distinction concerne la grâce sanctifiante, c'est-à-dire la grâce habituelle et actuelle. En tant que la grâce habituelle guérit, justifie et rend agréable à Dieu, elle œuvre immédiatement en l'hom-me, d'où son nom de « grâce opérante », mais en tant qu'elle est principe de l’acte méritoire qui procède aussi du libre-arbitre humain, elle est appelée « grâce coopérante ». Quant à la grâce actuelle, donc à l'acte méritoire, la distinction se prend de l'acte intérieur de la volonté et de son acte extérieur « impéré ». Lorsque la volonté en son acte intérieur est mue par Dieu à vouloir le bien, surtout s'il s'agit pour elle de commencer à vouloir le bien alors qu'auparavant elle voulait le mal, la grâce actuelle est dite opérante. Lorsque la volonté soutenue par l'aide divine meut les autres facultés de l'homme, elle est dite coopérante (Cf. Ia IIæ, q. 111, a. 2).

 

Grâce prévenante et subséquente

 

Comme celle de la grâce opérante et coopérante, cette distinction regarde les effets de la grâce habituelle et actuelle, mais au point de vue de leur succession entre eux. S. Thomas énumère cinq effets que la grâce produit en l'homme : la guérison du péché et l'élévation de l'âme, le vouloir du bien, son accomplissement efficace, la persévérance en lui, l'entrée dans la gloire divine (Cf. Ia IIæ, q. 111, a. 3). La grâce habituelle est dite « prévenante » quant à ses premiers effets, la guérison et l'élévation. Elle est subséquente pour les autres effets qui en dépendent. La grâce actuelle qui donne chacune des cinq étapes ci-dessus est respectivement prévenante pour chacune d'elles et pour celles qui la suivent, mais elle est subséquente quant à celle qui la précède, mise à part bien sûr la première qui ne peut être que prévenante[7].

 

Conclusion

 

La justification qui fait passer l'homme d'un état de péché à un état de grâce est l'œuvre immédiate de la grâce divine. Celle-ci, sanante en raison du péché (originel et personnel) de l'homme, a cependant pour première fonction d'élever l'âme humaine à la communion avec Dieu. Sa nécessité tient donc avant tout à la vocation de l'homme à la Béatitude. En tant que don créé, elle est un habitus entitatif surnaturel qui dispose la nature humaine à recevoir la Grâce Incréée qu'est Dieu lui-même, à vivre de Sa vie et à agir au moyen des vertus théologales de foi, d'espérance et de charité, qui en sont l'épanouissement dans ses puissances, de façon à mériter la gloire éternelle.



[1] Du verbe latin sanare qui signifie « guérir ».

[2] Cf. Concile de Trente, Décret sur le péché originel, Denz. 1511.

[3] Cf. S. Thomas d'Aquin, Somme de Théologie, Ia, q. 43, a. 3.

[4] Labourdette M., De la grâce, Cours de théologie morale, fasc. n° 7, Toulouse, 1959, p. 96.

[5] « Celui qui parle en langue s'édifie lui-même, celui qui prophétise édifie l'assemblée » 1 Co 14, 4.

[6] Du verbe latin esse, « être ».

[7] Cf. Labourdette M., De la grâce, Cours de théologie morale, fasc. n° 7, Toulouse, 1959, p. 102.

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