LE RAPPORT ENTRE CHARITÉ ET MÉRITE

 

Par mérite, nous entendons de manière générale la juste récompense due à quelqu'un en raison d'une œuvre accomplie. Comme l'écrit S. Paul aux Romains : « À celui qui travaille, le salaire n'est pas compté comme une grâce, mais comme un dû » (4, 4) ; et aux Corinthiens : « Chacun recevra son salaire à la mesure de son propre travail » (1 Co 3, 8) ; et encore à Timothée : « L'ouvrier mérite son salaire » (1 Tm 5, 18). La mesure de la récompense, du salaire, est établie ou bien par celui qui a œuvré – par exemple l'artiste peintre qui estime son tableau à tel prix –, ou bien par celui qui a commandé l'œuvre – le patron avec ses ouvriers – mais elle suppose le libre accord de celui qui l'exécute. Dans les affaires humaines, cette récompense dépend de multiples circonstances : compétence du travailleur, matériaux utilisés, temps de réalisation, difficulté de l'œuvre, risques éventuels...

 

Dans nos rapports avec Dieu, la récompense ultime, le salaire final de nos actes, consiste soit dans la vie éternelle, soit dans la peine éternelle, comme le montre, entre autres et de manière éloquente, la parabole du jugement dernier en Mt 25, 31-46. L'acte humain, dans ce cas, est méritoire pour deux motifs : principalement parce que Dieu a établi un rapport entre nos actes et leur salaire éternel ; « en second lieu, à cause du libre arbitre grâce auquel l'homme [...] peut agir volontairement par lui-même[1] ». Or, à ces deux points de vue, le mérite dépend suprêmement de la vertu théologale de charité, puisque d'une part c'est elle qui nous unit à Dieu et peut ordonner tous nos actes vertueux à l'amour de Dieu, comme nous l'avons vu ; d'autre part, ayant son siège dans la volonté, elle est à la racine des actes volontaires vertueux, de nos actes vraiment libres.

 

Quant est-il cependant du labeur et de la peine que réclament certaines œuvres ? Concourent-ils à l'augmentation du mérite ou à sa diminution ? L'une ou l'autre suivant que l'on considère l'œuvre elle-même à entreprendre ou celui qui l'entreprend. Dans le premier cas, plus notre charité est grande plus elle nous pousse à entreprendre de grandes choses. Le mérite sera donc d'autant plus grand que la charité sera elle aussi plus grande. Et plus notre charité sera grande, moins ce que nous accomplirons paraîtra pénible, car, comme le dit S. Augustin : « Quand on aime, il n'y a pas de peine, et s'il y a de la peine, elle est aimée[2] ». Rappelons-nous aussi ce que dit le livre de la Genèse à propos des sept années de travail que Jacob offrit à Laban pour mériter d'épouser Rachel : « Jacob servit pour Rachel pendant sept années qui lui parurent comme quelques jours, tellement il l'aimait » (Gn 29, 20). Donc la difficulté de l'œuvre cause ici le mérite en ce sens qu'elle manifeste davantage d'amour ; Dans le second cas, qui concerne celui qui entreprend l'œuvre, si celui-ci agit de mauvais gré, sans promptitude, l'œuvre à réaliser lui sera laborieuse et pesante, et alors « une telle peine diminue le mérite » (Ia IIae, q. 114, a. 4, ad 2.).

 

L'exercice de la charité chrétienne, quelles que soient ses formes, est donc en lui-même méritoire de la vie éternelle. Un acte en effet n'est pas méritoire de la Béatitude divine parce qu'il est en soi difficile à accomplir ou fait souffrir, mais parce qu'il est animé par la charité, selon le mot de S. Paul : « Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien » (1 Co 13, 3). L'Ancien Testament enseignait déjà cette doctrine quand Dieu faisait dire par le prophète Osée : « C'est la charité que je veux et non le sacrifice » (Os 6, 6 ; cf. Mt 9, 13 ; 12, 7).


[1] ST Ia IIae, q. 114, a. 4.

[2] Du bien de la viduité, PL 40, 21, 26 : Nullo enim modo sunt onerosi labores amantium, sed etiam ipsi delectant. Également, Sermon 340, 2 : Ubi maior est amor, minor est labor.